mercredi 29 novembre 2017

Vieilles chansons de lutte et d'espoir des prolétaires du Nord

Un article publié dans un numéro spécial de Liberté Magazine "Du p'tit quinquin à l'Internationale" publié en novembre 1972.

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Encart
"Il y a plus de vingt ans de cela, paraissait, dans Liberté Magazine, un article de notre camarade André Simoens, alors journaliste à Liberté. Celui qui, prématurément disparu, a depuis quelques semaines son nom inscrit au fronton d'une école maternelle de Halle, en République Démocratique Allemande, en reconnaissance à l'activité qu'il déploya à la présidence des échanges franco-allemands. On ne relira pas sans émotion ces lignes consacrées aux vieilles chansons de lutte et d'espoir des prolétaires du Nord-Pas de calais, lignes qui, par-delà les années, ont gardé la même signification profonde."

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un autre Drapeau rouge, composé par le Lillois Degeyter
collection personnelle

J'ai connu à Comines un vieux militant communiste qui, sur son lit de mort, a chanté entièrement, un moment avant de s'éteindre, le chant célèbre du Drapeau Rouge. Je n'ai pas assisté à cette scène — on me l'a racontée juste après —  Mais j'imagine qu'elle vint en grandeur, dans le modeste logis de cet ouvrier révolutionnaire, au niveau des nobles trépas dont nous parle l'histoire. Et je suis sûr qu'en chantant, notre camarade revoyait tout ce qui avait enrichi sa vie, chacun des évènements où l'hymne glorieux lui était venu aux lèvres : l'annonce d'Octobre 17 après les années de tranchées, la grève générale de 1925, les départs fougueux des grèves du textile entre les deux guerres — et la rentrée aussi, tête haute malgré tout — l'éclatant succès de 1936, Stalingrad et le chute de Berlin, la mairie de Comines au Parti de 1945 à 1947.
J'imagine l'émotion de la fin :
Noble étendard des prolétaires
Des opprimés sois l'éclaireur
A tous les peuples de la terre
Porte la paix et le bonheur
Ainsi, les chansons de lutte et d'espoir des travailleurs habitent l'existence même des militants et la parcourent comme elles peuplent le mouvement révolutionnaire tout entier. Elles aident à traverser du combat les heures les plus dures, elles président aussi aux joies les plus intenses. Elles sont, avec les drapeaux déployés, la poésie de notre bataille.

Le même air… et d'autres paroles
Leur tâche dans l'opposition a donné aux adversaires des régimes qui se sont succédé en France beaucoup d'habileté et de nombreux moyens. Pour s'exprimer, le non-conformiste a bien des tours dans sa besace. La chanson, par exemple, vient commenter l'événement comme le ferait un pamphlet ou un article de presse. C'est un instrument de propagande chaleureux. Pas besoin d'imprimerie : on écoute et on répète, et les autres prennent tellement de plaisir à écouter et à répéter à leur tour !
Durant les périodes de répression, la chanson s'en va, anonyme et terrible, et le sot qui cherche à connaître les auteurs pour les punir, se ridiculise aux yeux de tous. Les fils apprennent des pères l'air et les paroles : il y a des moments où l'on entend plus rien, puis la chanson reparaît avec les mêmes mots ou avec d'autres, parce qu'une occasion, un présent semblable au passé, a favorisé sa résurrection. Quand le fils de l'empereur déchu, Napoléon III — qu'on surnommait Badinguet comme son père — s'engage au service des Anglais dans une guerre coloniale en Afrique du Sud et qu'il y trouve une peu reluisante mort en 1879, les républicains chantent : "Badinguet a tué les Zoulous, Les Zoulous ont tué Badinguet". L'air est repris plus plus tard dans de nombreuses grèves, en particulier celles du textile à Roubaix, à Tourcoing et dans la vallée de la Lys :
Nous voulons, nous voulons nos six francs
Nos six francs par jour d'augmentation (1)
Par ailleurs, combien a-t-on connu d'éditions de la Carmagnole ou du Ça ira ? A chaque époque, on reprend les couplets anciens, on en ajoute un nouveau, qui est de circonstance : Commune de Paris, séparation de le l'Eglise et de l'Etat, victoire du Front Populaire sont ainsi des occasions de corser ces chants révolutionnaires. Après les Aristos, passent ainsi successivement à la lanterne, les Versaillais, les curés et les Croix-de Feu…
La courageuse attitude des soldats du 17e régiment de ligne qui refusent de tirer sur les viticulteurs du Languedoc en 1907, est aussitôt magnifiée par notre peuple qui chante Gloire au 17e. Mais quand les soldats et les marins français de la mer Noire imposent, en 1919, la liquidation d'une guerre engagée par les impérialistes contre la jeune République soviétique, la chanson jaillit à nouveau, avec d'autres phrases cette fois-ci. Le second couplet ne manque pas de grandeur :
Arborant aux mats le drapeau rouge,
Refusant les ordres de combat
Face à ceux qui les premiers bougent
Vous êtes restés l'arme au bras
Vos ponts n'avaient plus de mitraille,
Mais ils portaient dans leurs entrailles
L'espoir sacré de la Révolution.
Cette seconde édition n'empêche pas la première de vivre. L'hymne du 17e jaillit des foules en marche dans Saint-Etienne quand les soldats fraternisent, en 1947, avec les métallurgistes et les mineurs en grève. Pour sûr, nous l'entendrons encore… car aujourd'hui comme alors :
On ne tue pas ses père et mère
Pour les grands qui sont au pouvoir

Chantez la Commune !
L'une des grandes époques de la chanson révolutionnaire en France commence avec la Commune de Paris. On peut en dire autant, d'ailleurs, du mouvement ouvrier : celui-ci ne se sépare pas de sa propre musique de la propre littérature… Il y a quelques semaines à peine, que s'est achevée la Semaine sanglante et le poète Eugène Pottier écrit l'Internationale, mais il faudra attendre dix-sept ans pour voir, à Lille, Pierre De Geyter chanter, sur une musique de sa composition, ce qui deviendra l'hymne des travailleurs du monde entier.

collection personnelle


Le Temps des cerises, que nous chantons tous, prolonge en écho les grandes journées de la Commune. Jean-Baptiste Clément avait écrit cette belle romance en 1866. Mais après mai 1871, il y ajoute un couplet qui évoque les derniers combats :
J'aimerai toujours le temps des cerises
C'est de ce temps-là que je garde au cœur
Une plaie ouverte.
Et en 1885, l'auteur dédie sa chanson à une jeune ambulancière, Louise, qu'il connut sur une barricade et perdit de vue à la fin de la bataille.
La même année, La Question sociale publie, d'Eugène Pottier : La Terreur blanche :
Les petits sont pétroleurs
Dans le ventre de leur mère :
Pour supprimer ces voleurs,
Nul moyen n'est trop sommaire
Fusillez-moi ça !
Fusillez-moi ça !
Pour l'amour de Dieu, fusillez-moi ça !
C'est l'époque aussi où parviennent en France des poèmes et des chants écrits par des Communards envoyés dans les bagnes d'Algérie ou de Nouvelle-Calédonie.
L'imprimeur Melin édite à Nouméa Le monument funéraire, la musique de ce chant de proscrits a été composée par F.-O. Cailliau et l'auteur des paroles n'est autre que Louise Michel, institutrice, romancière et poète, condamnée après la Commune par le 6e Conseil de guerre, à la déportation perpétuelle. La chanson connut une grande vogue : l'an dernier encore, à la demande d'une lectrice de Lille, nous l'avons publiée dans notre hebdomadaire, afin de compléter une étude sur la Semaine sanglante.

Des cafés de Lille et de Roubaix…
La fin du XIXe siècle et les premières années du XXe surpeuplent les quartiers ouvriers des grandes villes du Nord, comme Lille et Roubaix. Les maisons sont sombres et humides, et le dimanche, les familles vont s'attabler dans les cafés — plus attrayants — des rues populaires. On y pousse la romance jusqu'à une heure avancée de la nuit. La chanson apparaît ainsi comme la distraction majeure en un temps où n'existe encore ni cinéma ni radio.
Parmi le lot de ceux qui chantent, émergent de véritables chansonniers qui passent souvent d'un estaminet à l'autre. Ceux-là écrivent eux-mêmes couplets et refrains sur un fait divers — local ou non — sur un événement politique aussi. Il existe des cafés à tendance "rouge" socialiste. Les chants y portent naturellement la marque du combat contre les "blancs",  les patrons, et d'une manière générale contre le capitalisme et ses conséquences. Quels événements, quels thèmes sont donc alors à l'honneur ?
"A Roubaix, nous a déclaré notre vieux camarade Alcide Lefebvre, alors âgé de 85 ans, J'ai chanté en ce temps-là un répertoire que m'avait retransmis mon père qui, lui-même, l'avait hérité de mon grand-père, ce dernier, né en 1787, avait enseigné dès 1813. Il fut instituteur dans la vallée de la Lys et à Roncq et mourut en 1871. Vite acquis aux idées républicaines, il nous apprenait les chansons de "gauche" et c'est ainsi que je savais Le Pacte de famine, dont on connait le refrain : 
Pendant qu'on danse au Palais de Versailles.
Au poids de l'or, peuple, on te vend le pain.
Sautez, marquis, pendant que la canaille
Dans les faubourgs pleure et crève de faim
Je chantais aussi cet hymne à la liberté qu'est la complainte du patriote italien Silvio Pellico, enfermé dans les prisons autrichiennes il y a plus d'un siècle maintenant ou encore : Bon voyage, ami Cavaignac ridiculisant ce général qui avait été à la fois un sanglant oppresseur en Algérie et le bourreau des républicains parisiens en juin 1848. Mais mon répertoire se renouvela sous la poussée des idées socialistes et des lutes nouvelles. Quelques années après le 1er mai rouge de Fourmies, en 1891, on me réclamait partout la chanson dont voici le premier couplet :
Partout les soldats sont sortis
Tout prêts à fondre en avalanche
Sur la foule des ouvriers
Qui sont en habit du dimanche.
Car c'est aujourd"hui 1er mai
Chacun a déserté l'ouvrage,
Le mouvement semble parfait :
Il faut abolir l'esclavage.
On doit se souvenir, bien sûr, que le 1er mai était alors jour de lutte, jour de grève générale contre les patrons qui voulaient nous voir à l'usine pour la fête du travail… Je chantais aussi La Marseillaise fourmisienne sur l'air de l'hymne national.

… À ceux du Valenciennois
Notre camarade Edmond Cher, maire de Petite-Forêt, nous a précisé pour sa part que dans cette localité comme dans toutes les bourgades du pays minier, on chantait pour le moins autant qu'à Roubaix ou Lille à la même époque.
" Avant 1914, dit-il, il existait 40 cafés pour 1.300 habitants à Petite-Forêt. Pas de moyen de transport pratique pour aller à la ville. On vivait, on se réunissait au café le dimanche, entre familles de la bourgade, et on chantait… nos idées socialistes pénétraient ainsi dans chaque maison avec la chanson. On peut dire que celle-ci faisait autant de travail que Le Droit du peuple, le petit journal d'arrondissement qu'éditait alors Henri Durre.
On chantait donc autour de la chope, ce demi-litre de bière qu'on nous vendait deux sous, ou autour du "canon" qui ne coûtait qu'un sou. Après 1900, la dénonciation de l'attitude d'un clergé qui s'attaquait à la République, revenait souvent dans nos refrains. Notre chanson Réflexions d'enfants allait jusqu'à engager le débat sur l'existence d'un Dieu :
Nous savons qu'ici bas
Tout est pleurs et peine
Que tout déchaîne
La guerre et la haine
…  … … … 
Si Dieu existait, il serait cruel,
Il serait cupide, injuste, implacable.
… … … …
Non, Dieu n'existe pas.
Dieu, c'est le mensonge
Nous devons naturellement replacer ce texte dans son époque, celle où les cléricaux se dressèrent par la violence contre les inventaires et la séparation de l'église et de l'Etat. Un autre chant nous faisait alors dire au soldat :
Je suis soldat, soldat de la République
Et je suis rouge, malgré mon panache blanc.
L'injustice de la société dans laquelle nous vivions nous révoltait, et nous exprimions nos sentiments avec "Qu'est-ce qu'ils ont donc fait tous ces gens là ?" le refrain disait entre autres :
Pourquoi pour eux et rien pour les gueux
Pour les travailleurs au front courbé couvert de sueur ?
et le premier couplet :
Quand je vois tant de différence
Entre les petits et les grands,
Les uns qui font toujours bombance,
Et les autres qui se serrent d'un cran.
… … … …
Oui, je chante la rage du cœur !
Le refrain est entrainant et certaines fanfares aujourd'hui encore, nous embalent en le jouant dans nos grandes fêtes populaires.
Révolution pour que la Terre
Soit un séjour égalitaire…
Mais alors surgit la phrase risible : "On appelle les mamans à ne plus enfanter", ça fait penser à une autre chant de l'époque : La Grève des mères", oui, il faut voir ces mots dans leur contexte historique, par rapport à la situation et à la progression du mouvement ouvrier. "

Guerre et Révolution
Justement pour ce qui concerne le mouvement ouvrier, vont survenir des événements grandioses : la guerre de 1914, la révolution victorieuse de 1917. La chanson prolétarienne avait, jusqu'alors, pas mal dénoncé la guerre, et une tradition antimilitariste s'exprimait dans bien des couplets. Ce thème se durcit avec la grande tuerie. Quel ancien combattant ne se souvient de cette terrible Chanson de Lorette, dont Paul Vaillant-Couturier nous parle dans son livre La guerre des soldats ?
Adieu la vie, adieu l'amour.
Adieu toutes les femmes.
Au dernier couplets, on veut que les responsables eux-mêmes aillent à la guerre :
C'est à vot' tour, messieurs les gros
De monter su' l' plateau.
Si vous voulez faire la guerre,
Payez-la de vot' peau.
Alors éclate octobre. Les soldats et marins de la mer noire fraternisent et bientôt les prolétaires en France répètent leur chant : Odessa-valse. Le général Anselme avait promis 100.000 francs de prime et la démobilisation immédiate à qui dénoncerait les auteurs de cette valse composée sur l'air anodin des Costaud de la Lune, il cherche toujours… s'il n'est pas mort ! Mais la chanson n'a jamais cessé de dire :
Les vrais poilus
Qui ont combattu
Pendant la guerre
Sont bien décidés
De ne plus s'entretuer
Entre frères !
On chantait aussi La Jeune Garde et l'Internationale… En 1922, les travailleurs de France organisent la collecte pour aider le peuple soviétique en lutte contre une famine que les capitalistes internationaux ont provoquée. Un habitant de Beuvrages, dans le Nord, Pierre Vrand, écrit sur ce thème un chant qui facilite, dans le Valenciennois et bien au-delà, le ramassage d'argent, d'effets et de vivres pour la Russie nouvelle.
Désormais, musique et paroles traduites des chants révolutionnaires russes, polonais, etc. parviennent chez nous. Les travailleurs français enrichissent ainsi leur répertoire de combat d'œuvres vigoureuses— comme le Chant des Partisans soviétiques ou la Varsovienne — que plus d'un patriote entonne à son dernier matin, durant l'occupation de notre pays par les hitlériens.

Le rêve
Quand le premier Lunik — qui s'appelait Miechta —, c'est à dire Le Rêve — s'envola, notre camaradeMaurice Thorez, commentant cet exploit du peuple et des savants soviétiques, nous rappela que son délégué-mineur chantait souvent, au début de ce siècle une chanson appelée Le Rêve.
J'ai vu l'homme sans préjugés,
De nos maux rechercher les causes.
J'ai vu nos campagnes bouger,
Les chemins parsemés de roses
Le monde était régénéré
Par une nouvelle jeunesse
Qui produisait pour assurer
Le bien-être de la vieillesse
… … … …
J'ai vu crouler les vieux taudis
Et les palais rester sur terre.
J'ai vu construire un paradis
Où j'avais vu tant de misère
Sur ce rêve je suis resté.
J'y songe sans repos ni trève.
Confiant dans ma tenacité
Pour un beau jour
Voir se réaliser mon rêve. "
Maintenant se réalise le rêve, en U.R.S.S. et ailleurs aussi. Le jour viendra où les tourments décrits par nos vieux chants de lutte ne seront plus, pour nous également, qu'un souvenir. Mais nous les chanterons encore, et nous les enseignerons aux jeunes générations, parce qu'on ne peut prétendre à la connaissance d'un mouvement ouvrier, si l'on ne sait pas ce qu'il a chanté pour bercer ses peines, pour panser des plaies et préparer ses victoires.



(1) En septembre 1921, dans les grands centres textiles de notre région, se déroule la "grève des quat' sous". Le 27 septembre les grévistes envahissent les rues de Roubaix et chantent :
A travers les villes
De Roubaix-Tourcoing.
A plus de cent mille,
Nous montrons le poing
Aux gros millionnaires
Patrons et filous
Qui, sur nos salaires,
Veulent voler quat' sous
Vivent les quat' sous !
C'est notre salaire…


dimanche 26 novembre 2017

Bertal, chanteur lillois


toutes les illustrations : collection personnelle


Albert Demeulemeester, dit Bertal, est né à Lille le 27 mars 1897, dans la cour Decaluwé, située rue Mercier (à gauche, plan de Lille de 1898, source Gallica). Fils de Jules, vitrier né à Tournai et de Philomène ALEXANDRE originaire du Pas de Calais. Orphelin à 16 ans, on ne connait rien de sa jeunesse. Lors de sa conscription il est déjà artiste lyrique. Exempté de service militaire pour cause de bronchite, il se marie en 1918 avec Rosine MALAISSE, une belge de 21 ans son aînée. La presse commence à se faire écho de ses prestations d'artiste à la fin des années 1920. En 1929, lors d'un séjour à Petit Fort Philippe en compagnie de Léopold Simons, leurs épouses sont allées prendre un bain de mer, la marée montante emporte rapidement les deux femmes qui ne savent pas nager. Elles sont ramenées sur le sable par un passant, mais Mme Bertal ne pourra pas être ranimée. Le chanteur ne remariera pas, il se consacre à sa carrière et devient LE chanteur populaire lillois, interprète favori de Simons, Auguste Labbe et Pierre Manaut. C'est lui qui chante à Radio PTT Nord les succès que tous les lillois connaissent encore : Elle s'appelle Françoise, Si j'avos su j'aros resté garchon, Les camanettes, etc. A la fin des années 1930 il créé l'agence d'affaires artistiques Nord-Spectacles qui favorisera la carrière de nombreux artistes régionaux. Il décède subitement le 14 mars 1960, il a 62 ans, on annonçait son prochain spectacle à Marcq en Barœul à la salle Doumer le 20.


sources : Nord Matin et Voix du Nord
(Médiathèque Jean Lévy, Lille)


Simons publie la même année ces deux 45 tours, la réédition d'enregistrements des années 1930 de son ami Bertal.



Sur un disque de Bertal. — […] Une biographie fidèle de Bertal le restituerait infiniment moins que les quelques chansons qu'il avait amoureusement choisies. Bertal chanta. Voilà toute sa vie résumée en deux mots. Et il chanta à sa manière ; en marge, pourrait-on dire, de la mode. Par là, il créa un style qui ne devait rien à personne : le genre Bertal. Et cela est si vrai qu'il serait impossible de reprendre une de ses créations sans conserver l'empreinte qu'il y avait mise.
Bertal n'est plus. Et pourtant, grâce à ce disque, il restera dans nos mémoires tel qu'en son vivant : joyeux, gentil et chantant.   Simons
au verso des pochettes des disques


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Le petit quinquin ou L'canchon dormoire, paroles et musique d'Alexandre Desrousseaux (version complète et originale ICI
On a retrouvé la poupée utilisée par Alexandre Desrousseaux lors de ses concerts. Elle était dans les réserves du musée de l'Hopice Comtesse, c'est ICI






Elle s'appelle Françoise, paroles de Léopold Simons, musique de Marceau Verchueren et Edmond Pellemulle






Les camanettes, paroles d'Auguste Labbe, musique de Victor Absalon






L'carette à quiens, paroles d'Auguste Labbe, musique de Victor Absalon






Les cris de Lille, paroles de Léopold Simons, musique de Maurice Dehette et Robert Solry,
j'ajoute les paroles originales, car Bertal en a fait une réduction qui nous prive d'un couplet et d'autres cris de métiers.

 





L'habit d'min vieux grand-père, paroles et musique d'Alexandre Desrousseaux






Quand on est un p'tit gars du Nord, paroles et musique de Pierre Manaut






Si j'avos su, j'aros resté garchon, paroles d'Auguste Labbe, musique de Victor Absalon






vendredi 17 novembre 2017

Complaintes criminelles et canards sanglants

Criminocorpus propose le premier musée nativement numérique dédié à l’histoire de la justice, des crimes et des peines. Ce musée produit ou accueille des expositions thématiques et des visites de lieux de justice. Ses collections rassemblent une sélection de documents et d’objets constituant des sources particulièrement rares ou peu accessibles pour l’histoire de la justice.



L’élaboration de cette base de données a été entreprise afin d’étudier les conditions de la disparition des « Complaintes criminelles » – c'est-à-dire des textes chantés racontant dans un but informatif et/ou édifiant les détails d’un authentique fait divers criminel – sur le territoire français. Tout autant que la « fin d’un genre », la mutation de ce media populaire en ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la « chanson réaliste » est au centre de ce chantier, autant historique que musicologique.
Pour ce faire, un inventaire aussi exhaustif que possible des « canards sanglants » de cette période a été entrepris, tant dans des collections privées que publiques. Ensuite, la datation et localisation des faits évoqués par les complaintes a permis d’élaborer la structure de cette base de données, où sont mises en relation :

* Des faits divers, à travers toute la France métropolitaine. Tous les lieux concernés sont saisis avec leur code INSEE, permettant un développement cartographique informatisé
* Des complaintes recueillies intégralement ou partiellement, ou seulement avérées
* Des « timbres », ou mélodies préexistantes, sur lesquels sont chantées les complaintes
* Une typologie des faits divers chansonnés (crimes crapuleux, parricides, infanticides, etc.) 



collection personnelle


accéder au site ICI

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Jean François "Maxou" Heintzen, l'un des contributeurs du site,  propose une conférence chantée sur ce thème 







mercredi 8 novembre 2017

Coupleux… le spectacle !




Quel lien existe-t-il entre l’exposition internationale de 1906, l’épinette et les Frères Coupleux ?

Tout sera beaucoup plus clair quand Jocelyne, la secrétaire dévouée de la Maison Coupleux, vous aura retracé ses 37 années de carrière tel un voyage dans l’univers des frères Coupleux, des entrepreneurs que rien n’arrête !
La suite ICI





d'autres infos ICI



vendredi 3 novembre 2017

Echo de l'Antiquité

mise à jour du 3/11/2017, ajout de photos de la visite 

Une expo/évènement au Louvre-Lens du 13 septembre au 15 janvier 2018
Gallerie d'exposition temporaire




Avec la musique comme fil conducteur, embarquez pour un voyage inédit et passionnant à la découverte des grandes civilisations de l'Antiquité : l'Orient, l'Égypte, la Grèce et Rome.
Miraculeusement préservés, des vestiges d'instruments de musique, des bribes de notations musicales et de magnifiques représentations de musiciens nous mettent à l'écoute de 3000 ans d'histoire. Des tablettes mésopotamiennes aux reliefs monumentaux romains, en passant par les papyrus et sarcophages égyptiens ainsi que les vases grecs, l'exposition rassemble près de 400 oeuvres d'une grande diversité. Pour la première fois, découvrez des mondes sonores à jamais disparus et écoutez le plus ancien chant connu à ce jour dans le monde !


Le propos de l'exposition 
Dans les sociétés anciennes, la musique est omniprésente. L'exposition « Musiques ! Échos de l'Antiquité » invite à parcourir, en suivant ce fil conducteur, quatre aires culturelles majeures de l'Antiquité : l'Orient, l'Égypte, la Grèce et Rome.
Le cheminement permet de découvrir que la musique est partout adossée au pouvoir. Présente sur les champs de bataille, elle résonne également dans les temples ; elle est l'auxiliaire du sacré et ses effets magiques dépassent le seul plaisir esthétique de l'audition.
L'enjeu de cette exposition est de faire connaître l'importance de cet extraordinaire patrimoine musical et de montrer la diversité de son usage culturel, de l'Iran à la Gaule. Grâce aux riches apports de la recherche actuelle, elle vise à recomposer les paysages sonores de chaque culture, c'est-à-dire l'ensemble des sons alors perçus et leur interprétation.
la suite ICI


le livret de visite ICI
le dossier pédagogique ICI

un numéro spécial de la revue Dossiers Archéologie ICI

Une journée de programmes autour et depuis l'exposition « Musiques ! Échos de l’Antiquité » dont -France Musique est partenaire. ICI

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Quelques photos de la visite cliquez pour agrandir


















samedi 28 octobre 2017

La Maison GRAS à Lille






En mai 2004, j'ai eu le plaisir de recevoir Mme Dominique Barbry-Gras, fille d'Emile, petite-fille de Charles et donc arrière-petite-fille de Joseph Gras, le fondateur de la société. Elle était de passage dans la région, celle de sa famille, et était curieuse de voir ma collection de partitions concernant ses ancêtres et surtout celles du P'tit Quinquin de Desrousseaux. J'ai découvert son décès, en 2015, au début de cette année. Lors de sa visite, elle m'avait donné le résultat des recherches généalogiques et historiques sur cette famille de musiciens et facteurs d'instruments de Lille. Depuis j'ai pu compléter ce document et je crois qu'elle aurait été d'accord pour que je partage le tout, elle qui était si fière de ses ancêtres lillois.
Voici donc de larges extraits du texte rédigé par Mme Barbry et sa famille, complété par mes recherches.


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Joseph, Charles, Emile et les autres
121 ans au service de la musique

A partir du milieu du XIXe siècle, trois générations successives de la famille Gras ont consacré leur vie professionnelle à la musique au travers d'une entreprise familiale qui a développé son activité dans deux domaines, la fabrication d'instruments à vent et l'édition musicale.
Crée à Lille en 1868, cette société s'est appelée J. Gras, puis Gras Frère. Elle a arrêté officiellement son activité en 1989. Son histoire va être être ici brossée à grands traits. En 121 ans d'existence, l'entreprise n'a connu que trois patrons, tous issus de la famille. Joseph, le créateur, a en effet, eu pour successeurs : Charles son fils aîné, puis Emile, un de ses petits-fils.
Chacun eut à affronter des circonstances bien différentes. Il existe néanmoins entre eux quelques points communs : 
- d'abord leur prise de fonction a toujours été suivie à court terme d'une guerre franco-allemande
- ensuite, ils ont tous exercé leurs responsabilités pendant une période qui paraît aujourd'hui extraordinairement longue (une quarantaine d'années pour Joseph, une trentaine d'années pour Charles et une cinquantaine d'années pour Emile).


Joseph, l'initiateur

Des origines modestes
Joseph naît à Cambrai le 22 août 1840. Il est le fils de Louis Gras, âgé de 42 ans, et de Julie Doby, âgée de 40 ans. Louis, le père de Joseph, est né en 1798. Enfant trouvé, il est recueilli à l'hôpital général de Cambrai, puis placé dans une famille des environs. L'histoire veut qu'il ait été trouvé "un mardi Gras", d'où le nom qui lui fut attribué.


*/*
J'ai retrouvé l'acte qui confirme cette "histoire", mis à part que Louis se prénomme Ovide. L'acte est transcrit le 8 ventose de l'an 6 (n°306). En 1798 le Mardi Gras tombe le 1er ventose, Ovide est déposé la veille, le 30 pluviose.
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[…] le procès verbal dont la teneur s'en suit, l'an six de la République française une et indivisible, le trente pluviose vers les sept heures du soir, d'après l'avis qui nous a été donné par le directeur de la Maison et Hospice civil de la Fraternité que l'on venait d'y déposer un enfant à la porte. Nous Jacques François Joseph Wauquiere juge de paix et officier de la police judiciaire du canton du Nord de Cambrai Nous sommes transporté sur les lieux ou étant il nous a été représenté un enfant mâle nouvellement né, lequel avons trouvé dans un panier d'ozier à jour avec de la paille dedans, ayant le dit enfant sur la tête un bonnet d'Indienne fond violet garni d'un mauvais béguin a Jantelle et sur le corps une chemise un mauvais lingeron de casinette grise un autre de la même étoffe ; un chain de laine blanche et un mauvais juppon de molton rayé blanc rouge et vert sans aucune autre marque distinctive. et n'ayant pu découvrir les auteurs de l'exposition de cet enfant, malgré nos recherches et informations sommaires pour y parvenir, nous lui avons donné le nom d'Ovide GRAS de tout quoi nous avons fait et tenu sur les lieux le présent procès verbal que le citoyen Desmolin directeur a signé avec nous pour servir et valoir […]
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*\*
La profession de Louis semble avoir évolué avec le temps : boulanger selon l'acte de son mariage avec Julie (1/12/1819), journalier selon l'acte de naissance de Joseph (22/8/1840), pâtissier selon l'acte de son décès (23/2/1856). Julie, la mère de Joseph, était également d'origine modeste. L'acte de naissance de Joseph fait état pour elle aussi de la profession de journalière. Au décès de son père Joseph n'a que 15 ans. Cinq ans plus tard arrive le moment du service militaire. A cette époque, le départ se décide par tirage au sort. […] Joseph tire un mauvais numéro. N'ayant pas d'argent [pour payer un remplaçant], il effectue ses sept ans de service militaire. Il est incorporé au 1er régiment du Génie de Montpellier le 19 mars 1861. Il devient clarinettiste à la musique du régiment. Lorsque celui-ci est muté à Arras, le transfert est intégralement fait à pieds. Joseph achève son service un 1er décembre.



le magasin de la rue de Béthune, vers 1890
collection particulière


Création de la société J. Gras
De retour à la vie civile, Joseph ouvre à Lille un magasin d'article de musique et se constitue sa clientèle en allant visiter en voiture hippomobile les nombreux chefs de musique des environs. Le magasin, situé sur l'actuel boulevard Victor Hugo, au sud de la ville, est rapidement transféré dans un quartier plus central au 32 rue des Ponts de Comines [entre 1874 et 1895, une autre adresse est connue, 34 rue des Béthune, voir ici] . Situé en coin de rue, le nouveau magasin donne donc également sur l'actuelle rue Faidherbe […] à proximité de la gare dont les travaux d'extension et de rénovation furent achevés en 1867. […]. La société J. Gras est fondée en 1868. […]

Premiers fruits de la réussite
Puis c'est l'extension du bâtiment où se trouve le magasin avec la construction d'étages. Selon la tradition orale, Joseph aurait commencé les travaux par le cinquième et dernier étage afin de n'avoir pas à fermer le magasin… c'était la grosse curiosité du quartier !
Au début du XXe siècle, la société commence à être primée lors de concours de fabricants d'instruments de musique. Tant que Joseph dirige l'entreprise, la société ne participe qu'à des concours locaux : Lille (1902), Tourcoing (1906). […] Joseph décède le 26 décembre 1909 d'une crise d'urémie.


Charles, l'entrepreneur

Charles Eugène Gras naît à Lille le 14 octobre 1875. En 1895, le 8 octobre, il commence trois ans de service militaire au 43e régiment d'infanterie de Lille. Il y devient soldat musicien le 11 février1897. Il est toujours sous les drapeaux lorsque sa mère décède le 1er avril 1898. Charles achève son service six mois plus tard, le 18 septembre 1898. […] Immédiatement, Charles et Joseph commencent à travailler ensemble. Charles se montre très entreprenant. "Il va nous mettre sur la paille" se lamente parfois Joseph. Le 27 mai 1901, à Lille, Charles se marie avec Mlle Marie Belval, ils auront trois enfants.


collection personnelle


Premières initiatives
[…] Après la mort de Desrousseaux [en 1892], Charles, avec beaucoup de clairvoyance, rachètera l'intégralité des droits d'auteur aux descendants. C'est peut-être là le début de la réelle activité d'édition.
La fabrication, elle, démarrera réellement au début de la guerre 14-18 avec les premiers clairons J. Gras dans l'éphémère atelier de Colombes trouvé par Charles après son départ de Lille avec tous les hommes adultes. Charles, à la suite de Joseph, développe la participation de la société aux concours de fabricants d'instruments de musique. Récompenses d'abord sur le plan local : Roubaix (1911), Tourcoing (1912), Gand (1913). Puis au niveau international : Lille (1920), Gand (1923), Genève (1927), Francfort (1927) et Bruxelles (1935). […]



extrait d'une lettre à en-tête, 1913
collection personnelle


Première guerre mondiale
Lorsque la guerre éclate en août 1914, les troupes allemandes envahissent la Belgique et se rapprochent rapidement du Nord de la France. Le 2 septembre, le préfet du Nord, Trépont, donne l'ordre d'évacuation de tous les mobilisables. Charles, alors âgé de 39 ans, laisse le magasin à la garde de Marie, son épouse et quitte Lille pour Paris. Du 9 au 12 octobre, un intense bombardement allemand détruit à Lille 880 immeubles et en endommage 1.500. Le quartier le plus éprouvé est celui de la rue Faidherbe, la rue des Ponts de Comines et la place de la Gare. Partie s'abriter avec ses enfants chez un ami, rue des Stations, Marie doit s'arrêter dans une maison close le temps du bombardement puis passe deux à trois jours rue des Stations pour revenir rue des Ponts de Comines où l'incendie s'est arrêté quelques maisons avant l'immeuble. Les Allemands entrent dans la ville le 13 octobre 1914. Deux ans plus tard, Marie profite d'une évacuation ferroviaire, organisée par la Coix-Rouge pour rejoindre Charles à Paris avec les enfants. […]. Via la Suisse, c'est la halte à Schaffhouse au bord du Rhin, avant d'arriver enfin à Paris. parents et enfants s'installeront dans un appartement à proximité de la Bastille (au 7 de la rue Daval, actuelle rue du Pasteur Wagner), dans le 11e arrondissement.


extrait d'une lettre à en-tête, 1931
collection personnelle


Multiples activités d'après-guerre
[…] Après la guerre, Charles reprend à Paris les ateliers Alphonse Vion, situés aux 4 et 6 de la rue de Château-Landon (10e). Ils sont spécialisés dans la fabrication de jeux de pistons. Il devient le fournisseur d'entreprises tant françaises qu'étrangères. Charles engage, comme directeur, un petit-fils d'Adolphe Sax et commence la fabrication de toute la gamme des instruments en cuivre, y compris : basse à 5 pistons, tubas à 6 pistons, trombones à 6 pistons indépendants et contrebasses. Le magasin de Lille est notablement agrandi. A son apogée, il traverse tout un pâté de maisons, sur une longueur d'environ 70 mètres, entre le 32 de la rue des Ponts de Comines jusqu'au 17 du parvis Parvis Saint Maurice.
Au magasin, Un client se plaint de ne pas arriver à sortir une certaine note sur son saxo. Charles, 1er prix de saxophone alto du Conservatoire de Lille [1898], prend le saxo, sort la note et rend l'instrument au client en lui disant "maintenant, vous pouvez jouer, elle est dedans".
Au début des années 20, un atelier est ouvert à Lille, rue des Augustins, à proximité du magasin de la rue des Ponts de Comines mais de l'autre côté du Parvis Saint-Maurice. Des agrandissements successifs conduiront à occuper plusieurs numéros de la rue. Ensuite Emile investira les locaux de la façon suivante :
- au rez-de-chaussée, l'atelier (abraseur, polisseur, repasseur, tuyaux d'argents)
- au 1er étage, le stock, les réserves et le bureau d'Emile
- au 2ème étage, le logement du veilleur, Eugène Jouvenot, ancien chef de musique militaire [né à Comines en 1877]
Le 9 avril 1929, Emile se marie. Charles fait de ce mariage un évènement médiatique. Monsieur Levant, professeur de mathématiques à l'ICAM (Institut Catholique des Arts et Métiers), déclare ce jour-là "La maison Gras n'a pas de clients, elle n'a que des amis". Maurice Veraeghe, cousin d'Emile, devient directeur du magasin. Sa femme Isabelle, née Mériaux, se hisse avec agilité en haut du tabouret de la caisse du magasin malgré son embonpoint et sa petite taille.

1936
La société J. Gras n'échappe pas au tourbillon social qui emporte la France entière à la suite de la victoire du Front Populaire aux élections législatives d'avril-mai 1936. La grève est décidée, les locaux sont occupés et un drapeau rouge flotte à une fenêtre du premier étage de l'atelier de la rue des Augustins. […] Charles décède le 9 mai 1940.


Emile, l'artisan

Emile Marie Joseph Gras naît à Lille le 13 septembre 1907. Il a sept ans lorsque les Allemands bombardent Lille […]. Ayant rejoint leur père à Paris, Emile et son frère aîné Charles passent quelques mois à l'école des Francs-Bourgeois, rue Saint Antoine, puis rejoignent le lycée Charlemagne en 1917. Emile y entre en classe de 7ème, pour apprendre le latin. Il y reste jusqu'à sa 4ème en 1920-1921, puis retourne à Lille. Vers les 16 ans, Emille, prix de solfège du Conservatoire de Lille quitte la classe de flûte de M. Bouillard pour devenir auditeur au Conservatoire de Paris de celle de Moyse "l'ange de la flûte". Emile se souvient des départs de la gare de Lille à 7 heures pour arriver à Paris à 10 heures et filer en haut du Sacré Cœur pour un cours privé de flûte. C'est aussi à cette époque qu'Emile demande à son père de faire un stage à l'atelier de la rue des Augustins. Ce stage durera un an environ avec passages successifs aux principaux postes de travail sous la surveillance d'Eugène Jouvenot, qui avait travaillé avant la maison Gras, dans une maison anglaise. "Il m'a enseigné beaucoup de choses" reconnait Emile à 93 ans, encore tout émerveillé d'avoir réalisé pavillon, corps, coulisses d'un trombone à partir d'une plaque de laiton.
A 18 ans, Emile devance l'appel "Pour servir la France". Affecté au 182ème régiment d'artillerie lourde, il apprend à tirer au canon. Comme le peloton des sous-officiers est dur, son père, grace à des relations dans les milieux politiques de Lille, obtient le transfert d'Emile à la 6ème compagnie de secrétaires d'Etat Major. A paris, à l'Ecole militaire, il occupe le poste de secrétaire de l'adjoint du cabinet civil du président du Conseil Paul Painlevé.

Création de la SARL Gras Frères
Après le tourbillon social de 1936, Charles avait décidé de passer le relais. Ses trois enfants Charles, Marie-Blanche et Emile travaillent alors en associés. Charles gère un rayon de disques, Marie-Blanche s'occupe de la comptabilité [et compose des musiques pour les éditions Gras] et Emile est responsable de la fabrication d'instruments. Sur le plan juridique, la société J. Gras devient la société Gras Frères, SARL constituée pour 99 ans pour la période du 1er janvier 1938 au 31 décembre 2036.
Au seuil de la guerre, plusieurs séries d'instruments sont proposées au public :
- la série AL, garantie 10 ans contre tous défauts de fabrication, porte la marque "J. Gras, Lille"
- les séries GBS et Prima, garanties 12 ans contre tous défauts de fabrication, portent la marque "J. Gras, Paris"

Mise en sommeil entre 1940 et 1944
En mai 1940, c'est la débâcle. Emile a 4 enfants ; il n'est donc pas mobilisé et décide d'éloigner sa famille de Lille. Les souvenirs de 14-18 refont surface. C'est la période du décès de Charles. La famille se retrouve à Bordeaux puis à La Flêche après un passage par Limoges. Les ateliers et les magasins sont mis en semi-repos. […] A Lille, l'atelier est confié à la garde d'un dévoué contremaître Maurice Delbaere aidé de 2 à 3 ouvriers. A Paris, Emile inaugure un nouvel atelier rue Ramponneau et transfère le magasin au 1er étage d'un immeuble de bureaux rue de la Rochefoucault, au loyer beaucoup plus abordable que celui de la rue de la Chaussée d'Antin datant de Charles. Il débute un travail complémentaire : directeur commercial d'un laboratoire brésilien de pharmacologie, situé 121 avenue de Villiers, travaillant dans l'opothérapie. […].

La Libération
"Ce fut grandiose", dit encore Emile à 93 ans "Toutes les cloches ont sonné, tout le monde est sorti. Aussitôt j'ai téléphoné à l'artisan de Belleville avec qui je travaillai., J'apporte le champagne et je suis parti avec, à ma droite le délégué communiste et à ma gauche le plus jeune ouvrier. Le boulevard Saint Germain était noir de monde. Il n'était plus question de riche, de pauvre, c'était grandiose l'armistice à Paris !"

Actions d'après guerre
En 1945, débute la fabrication de pavillons pour les avertisseurs d'auto, c'est la marque Sanor qui équipait les michelines. Elle persistera jusqu'à la fin. C'est cette même année que le bureau de la rue Rochefoucauld, se transforme en "bureau et petit magasin" situés en rez-de-chaussée un peu plus loin, au n° 15 de la rue de la Tour-des-Dames. Jusqu'en 1958, Emile est au bureau tandis que le magasin est tenu par Mme Pibron et M. Dupont. Et voilà qu'Emile travaillant avec Jouan et deux artisans voisins dans l'immeuble du 18 de la rue de Belleville apprend que le local de la rue Ramponeau est mis en location. Le propriétaire du local étant en délicatesse avec le fisc, son voisin avait fait un achat fictif pour l'aider. Au printemps, huissier et inspecteur des impôts passent pour contrôle et saisie : il n'y a plus rien, plus une machine, tout étant passé chez le voisin, grâce à la communication entre les deux immeubles des 18 rue de Belleville et 23 rue de Ramponeau. Ces derniers laissent donc un avis de carence […]. A cet endroit, il y a eu selon les périodes de 6 à 10 ouvriers. La spécialité de cet atelier : le saxophone.
Une série spéciale d'instruments Libérator est réalisée en l'honneur de la Libération. C'est l'ouverture aux marchés étrangers, notamment avec la Norvège. L'A/S Tema à Bergen, après avoir essuyé un refus de coopération avec la maison Selmer, travaille sous licence Gras, montant les instruments à moindre coût grâce au faible prix de l'électricité dans un pays où de nombreuses chutes d'eau ont été aménagées pour produire de l'énergie.


collection personnelle


L'activité d'édition est relancée par l'arrivée au catalogue de Rhin et Danube. Il s'agit du chant de marche de la 1ère armée française qui, placée sous le commandement du général de Lattre de Tassigny, franchit le Rhin près de Karlsruhe le 31 mars 1945 et atteint le Danube trois semaines plus tard. Les auteurs de Rhin et Danube sont François-Julien Brun pour la musique et Jean Richepin pour les textes. La première rencontre d'Emile avec François-Julien Brun mérite d'être racontée. Lorsque Emile se présente au rendez-vous, Brun est avec Yehudi Menuhin, futur grand virtuose. Ce dernier est en train d'apprendre la méthode de Brun pour appeler les applaudissements en fin de concert. Grace à Brun, Emile entre en contact avec de Lattre de Tassigny pour l'édition de Rhin et Danube. De Lattre veut tout voir et écouter lui-même. Dans l'édition de 1947, la couverture de la partition est illustrée par une seule photo, un portrait de de Lattre lors de son entrée à Colmar. Cela provoque une réaction de mécontentement de l'intéressé : "Mais, je n'était pas seul !". Par la suite, il racontera à Emile les deux histoires suivantes : "En arrivant en Indochine, à sa descente d'avion, il est accueilli au son de la "Marche militaire" de Schubert… le chef de musique ignorant qu'elle avait été jouée par les Allemands entrant dans Paris en 1940. Le chef de musique a fait ses bagages…" et, celle-ci, toujours en Indochine, terrain extérieur, donc solde triplée, "j'ai trouvé qu'il y avait beaucoup trop de colonels… j'ai fait le ménage"

Moisson de prix à La Haye
Avec le concours d'une équipe d'essayeurs, tous musiciens de la Garde Républicaine, MM. Ceugnart, Fiton, Dufour, Bouteuil, Pichaureau, Liagre et de M. Max Marcelle, trompette solo de la Musique des Guides de Bruxelles et professeur au Conservatoire Royal de musique de Mons, une nouvelle gamme de modèles est mise au point. Cela permet à Gras Frères de remporter à La Haye, en 1951, au Concours International des Fabricants d'Instruments à vent, une véritable moisson de récompenses, tant au classement général qu'au classement par classe d'instruments après audition, pour chaque instrument de 3 artistes jouant devant un jury composé de chefs de musique militaire anglais, néerlandais, belge et français. Emile craignant un échec n'est pas présent. C'est Marie-Blanche qui représente la maison Gras et qui reçoit : trois 1er prix (trompette si bémol, trombone à coulisses, baryton si bémol), deux 2e prix, et la plus haute récompense, la médaille de la reine Juliana. et ce devant l'ensemble des fabricants français et étrangers. Citons parmi les français : Couesnon, Besson, Selmer et de nombreux artisans. La maison Besson a fait alors cette remarque "c'est une petite maison, mais ils travaillent très bien". C'est la maison Goosens qui a réalisé l'encart publicitaire : "Depuis 75 ans au service de la musique, Maintenant, au sommet de la qualité".

Marchés
A ce jour, nous n'avons pas retrouvé de statistiques, mais nous savons que la Société a assuré la livraison de nombreux marchés pour les armées françaises, livraison de trompettes d'harmonie par centaines après la guerre, car les allemands avaient raflé tous les instruments. Initialement J. Gras fut l'unique fournisseur. La musique de la Garde Républicaine et les grands orchestres de Paris et de l'étranger, en basse 5 pistons, tubas à 6 piston et contrebasse. Livraison de clairons en Indochine. Marché avec la France d'Outremer, notamment le Sénégal et la SNCF, les cornets de voitures.

Arrêt de la fabrication d'instruments
En 1955, des conditions difficiles sur les marchés d'exportation et des raisons de prudence dans la gestion du patrimoine familial amènent la Société à arrêter la fabrication d'instruments. A Lille, l'atelier de la rue des Augustins est vendu en 1955 à l'école voisine tenue par des religieuses au grand ravissement de la Supérieure qui cherchait en vain le moyen d'agrandir ses locaux. Qaunt au magasin de Lille dont seule avait été conservée la partie rez-de-chaussée, déjà énorme, donnant sur le parvis Saint Maurice, il est mis en vente en 1958. […]. Le local deviendra maison paroissiale avec trois chambres de vicaires.

 


La Flêche
Si Gras Frères arrête la fabrication des instruments, l'exploitation de sa branche "édition musicales sérieuse" continue. Cette appellation recouvre des volets très différents : ouvrages d'enseignement, musique instrumentale classique, harmonie-fanfare et quelques chansons populaires. Pour cette nouvelle activité, une nouvelle société est créée. Il s'agit de la "Manufacture artistique d'instruments de musique Gras Frères" dont le siège social est à La Flêche (Sarthe). La société démarre son exploitation le 1er janvier 1957. Le 4 février suivant, elle est immatriculée au registre du commerce et des sociétés du Mans sous le numéro 577 050 602. Un logo est retenu : clin d'œil à la nouvelle localisation de la société, il se compose d'une des tours du tout proche château d'Angers.
Dans le domaine de l'enseignement, la société est à la pointe du progrès en publiant des ouvrages dans lesquels, et c'est la grande nouveauté du moment, tous les exemples musicaux sont tirés de partitions existantes. Les éditions Gras Frères publient ainsi dès la fin des années 50. et rééditent régulièrement, jusqu'au milieu des années 80, plusieurs ouvrages réalisés sous la direction d'Henri Bert, directeur de l'école de musique d'Angers. […]
En 1989, la branche éditions est revendue à la maison Alphonse Leduc, leader des maisons françaises d'édition musicale et établie à Paris depuis 1841. Le 7 septembre 1989, les éditions Gras Frères sont radiées du registre du commerce et des sociétés du Mans.

23 février 2000
Olivier Barbry, Dominique Barbry, Christian et Jacqueline Osselin, Marie Weerts
avec la participation de Philippe, Emmanuel, Patrice, Christian Gras et de Geneviève Grandry


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Des infos complémentaires sur les instruments fabriqués par la Maison Gras ICI
et une étude sur les diverses domiciliations et brevets ICI

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Quelques partitions de musique populaire éditées par J. et Ch. Gras




collection personnelle

Souvent illustrées par Simons, on y retrouve les compositeurs, auteurs et interprètes lillois : Georges Philippot, Jean des Marchenelles (Jean Dancoine), Bertal et Line Dariel (Bécasinette).
Charles Gras a aussi édité : J. Nirvassed, Pierre Manaut, Jules Mousseron, César Bourgeois, Emile Ratez, Edmond Pellemeule, Georges Gadenne, Henri Defives, Gustave Het, Alphonse Capon, Jules Dupriez, Ferdinand Cappelle, Eugène Callant, Gustave Gabelles, Urbain Lecomte, Henri Filleul, Georges Carpentier, Albert Delsaux, Henri Wallet, Ludovic Blareau, Jen Berens, Eugène Gaudefroy, Norbert Berthélémy, Fernand Deprey, Gérard Delaeter, Yvonne Querleux, Jules Collery, Marcel Richard, Clément Magnan, Charles Eustace, Gustave Guillemant, etc, etc, tous, ou presque, originaires du Nord ou du Pas de Calais.


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