jeudi 9 janvier 2014

La chanson de Craonne est née à Ablain-Saint Nazaire, (Pas de Calais).


 © collection J.-J. Révillion



2014 sera l’année de commémoration du centenaire de la première guerre mondiale. Le dernier poilu français, Lazare Ponticelli est décédé le 12 mars 2008, et le dernier soldat survivant, Chuckles Choules, un anglais, est mort en mai 2011 en Australie : Il n’y a plus aucun témoin vivant pour raconter, seuls restent les témoignages écrits, les photos, les lettres du front… Et les carnets de chansons de soldats ! 
Cette célébrissime chanson née sur le front, et dont l’auteur est toujours resté anonyme (1) est habituellement reliée à l’offensive du général Nivelle, au Chemin des Dames, dans l’Aisne en avril 1917 (2), et aux mutineries ayant suivi cet assaut désastreux qui a vu (selon le communiqué de l’état major français) « fondre les unités françaises sous le feu de l’ennemi ».
Les « vieux folkeux », comme on appelle maintenant ceux qui ont participé au revival folk des années 1970, se rappellent avec émotion de l’interprétation de Jackie Bardot, dans un des premiers vinyls de la Bamboche (1977), avec 3 couplets… Mais il y en eu bien d’autres pour faire connaître cette chanson qui restera longtemps interdite sur les ondes de la radio télévision française(3).
Jean-François « Maxou » Heintzen, cherchologue reconnu, a publié dans le dernier Trad Magazine (n°153) (4) une version plus complète issue d’un cahier de chanson et qui comporte un 4ème couplet. Il précise que cette chanson a été révélée au grand public en 1934 par Paul Vaillant Couturier qui l’a recueillie alors qu’il était lui même engagé dans le conflit.

A la braderie de Lille 2012, j’ai acquis un carnet de chansons retrouvé dans la Nièvre : deux volumes reliés d’un nommé Louis Rousseau, de la classe 1912, au 46e de ligne, incorporé semble-t-il en janvier 1913. Outre le fait qu’il est particulièrement bien écrit et illustré (apparemment de plusieurs mains, pour les dessins) et qu’il comporte plus de 300 chansons (dont beaucoup me sont inconnues...), on y suit l’évolution d’un appelé qui s’est enquillé durant son service la première guerre mondiale. Ses feuillets rédigés d’une belle écriture sont datés, et comportent quelques commentaires. Jusque juillet 1914, on est dans les chansons réalistes, galantes, ou grivoises, avec quelques monologues comiques. Le 28 juillet 1914, alors que la compagnie est toujours à Paris, Rousseau note Compagnie partie contre les manifestations contre la guerre. Au 31 juillet 1914 , changement de style : il note la chanson la mortalité dans l’armée , puis Quartier consigné. Compagnie partie garder la ligne entre Paris et Versailles. Puis plus rien jusqu’au 27 Juillet 1917, où est notée la chanson Les embusqués suivie de la Grève des mères (21/11/1917), puis Le plateau de Craonne avec le couplet supplémentaire dont parle Maxou, et enfin Verdun, on ne passe pas. C’est tout pour ce qui est noté dans le carnet, ce qui est déjà pas si mal. 
Mais on y trouve aussi des feuillets libres : 
- Un poilu m’a conté (février 1916, paraphé Rousseau) 
- un poème d’Emile Leforban, du 46e d’infanterie (février 1917, paraphé Rousseau)
Et surtout, d’une autre écriture, non signé et daté de septembre 1915 : Le plateau de Lorette, avec 4 couplets dont le supplémentaire signalé par Maxou, et dans laquelle Craonne est systématiquement remplacé par C’est à Lorette, sur le plateau... Ce qui permet d’authentifier le lieu et le moment de naissance de cette célèbre chanson, à savoir les combats en Artois à Ablain Saint Nazaire, en mai 1915, après l’échec de la prise d’Arras par les Allemands et leur installation sur la crête de Vimy et la colline de Notre-Dame de Lorette, cette dernière position ayant été reprise aux Allemands au prix d’effroyables pertes... (5) Bref, il semblerait que cette chanson ait circulé sur le front dès 1915, bien avant les mouvements de rébellion de 1917, et le document que j’ai retrouvé est sans doute un de ces petits formats manuscrits qui circulaient sous le manteau, la chanson ayant été interdite par les autorités militaires…
Le plus rigolo, c’est que tout cela est connu depuis 1919, date de la publication du livre La guerre des soldats signé Raymond Lefebvre et … Paul Vaillant Couturier, où un chapitre est intitulé La chanson de Lorette (complainte de la passivité triste des combattants). La chanson y est mise dans la bouche d’un trouffion, Pierrot, poussant ses goualantes lors d’une soirée alors que la troupe était en mouvement vers Verdun, venant de l’Artois, et c’est bien à Lorette, sur le plateau que ça se passe, mais la version ne comporte que 3 couplets.
L’intérêt du document que j’ai retrouvé réside dans le fait que la version comporte 4 couplets, et qu’il est daté de septembre 1915, date très proche des combats qui se sont déroulés sur place.

Jean Jacques Révillion †


(1) Du moins en ce qui concerne les paroles, car la musique est celle d’une rengaine d’avant guerre, « Bonsoir, m’amour » (1911), composée par Charles Adelmar Sablon, père de Jean Sablon.
(2) En Picardie, on dit « Crane », sans prononcer le O, comme on dit « Lan » pour la ville de Laon. Mais il ne devait plus y avoir d’habitants sur place pour indiquer aux poilus la prononciation correcte , dans ce village détruit dès 1914…
(3) Mouloudji, Marc Ogeret (1973), Serge Utge-Royo (1999), Maxime Leforestier (2003), Jean Jacques Révillion (2013)…
(4) Rubrique « pattes de mouches et rats d’archives » n°112. 
(5) Cette colline de 165 m, située sur la commune de Ablain-Saint-Nazaire, près d’Arras, constitue une position élevée et surplomble le bassin minier au Nord et la plaine d’Arras au sud. 185 000 soldats dont 100 000 français y ont péri pour défendre ou reprendre « l’éperon de Notre Dame de Lorette ». C’est devenu après guerre un lieu de mémoire et une nécropole pour tous les participants au conflit.







© collection J.-J. Révillion

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Transcription

LE PLATEAU DE LORETTE

Lorsqu’au bout huit jours, le repos terminé
On va reprendre aux tranchées
Notre place est si utile, car sans nous on prend la pille
Mais c’est bien fini, on en a assez,
Personne ne veut plus marcher.
Et le coeur bien gros,
Et dans un sanglot,
On dit adieu aux civelots
Même sans tambour, même sans trompette
On part là bas en baissant la tête.

Refrain
Adieu la vie,
Adieu l’amour,                             
Adieu toutes les femmes...                               
C’est bien fini, c'est pour toujours                       
De cette vie infâme                                    
C’est à Lorette, sur le plateau                         
Qu’nous  devons laisser notre peau,                                 
Car nous sommes les condamnés                        
Nous sommes les sacrifiés.  

                                                                                         
Nous voilà partis avec sac au dos
On peut dire adieu au repos
Car pour nous la vie est dure
C’est terrible je vous l’assure
A Lorette là haut
On va nous descendre
Sans même pouvoir nous défendre
Car si nous avons de très bons canons
Les boches répondent à leurs sons
Forcez d’ce terrer
La dans la tranchée
Attendant l’obus qui viendra nous tuer.

Refrain


Huit jours de tranchées, huit jours de souffrances,                               
Pourtant on a l’espérence
Car ce soir peut êtrea la relève
Que nous attendons sans trève
Soudain, dans la nuit
Avec le silence
On voit quelqu’un qui s’avance     
C’est un officier de chasseurs à pied
Qui vient pour nous remplacer
Doucement dans l’ombre
Sous la pluie qui tombe
Les petits chasseurs viennent chercher leurs tombes
                          
Refrain


C’est malheureux de voir sur ces grands boulevards
Tant d'cossus qui font la foire.
Si pour eux la vie est rose
Pour nous c’n'est pas la même chose
Au lieu d'se cacher
Tous ces embusqués
Feraient mieux d’monter aux tranchée
Pour défendre leurs biens,
Car nous n’avons rien,
Nous autres pauvres purotins
Tout nos compagnons
Sont étendus là
Pour défendre les biens de ces richards là.

Dernier  refrain
Ceux qu’ont le poignon
Ceux là reviendront       
Et c’est pour eux qu’l'on crèvent
Mais c’est fini
car les trouffions
Vont tousses se mettre en grève!
C'est à votre tour
Messieurs les gros
De monter sur l’pateau
Puisque vous voulez tous la guerre
Payez la votre peau.



autres pages sur le même sujet : ici et ici



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Une interprétation régionale de la Chanson de Craonne par Les Belles Lurettes à Avion en 2009






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Claude Ribouillault sur France Musique en Juin 2014, nous parle de la musique présente sur le front




Claude Ribouillault - La matinale par francemusique

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