Sur
une page du site Mémoire du folk en Nord
Pas de Calais, Jean-Jacques Révillion consacre un petit article à
l’épinette fabriquée par Robert Rongier, celle que j’ai utilisée pour
enregistrer l’album Spécial Instrumental –
L’épinette des Vosges. Il écrit à la fin : « On peut donc en
conclure que le disque qui fait référence pour le renouveau de l’épinette en
France a été réalisé que ce soit pour l’iconographie que pour le contenu
musical avec une épinette du Nord… ». J’apprécie l’humour, mais je ne
partage pas cette opinion.
Jean-Jacques
Révillion s’appuie sur le fait que l’épinette qui a servi de modèle à Robert
Rongier est un modèle Coupleux à double caisse – ce qui est exact, mais
nécessite une mise au point. Tout d’abord, à la date de parution de cet album
(en 1972), la tradition de l’épinette du Nord est quasiment inconnue. Je sais
qu’elle a existé par un témoignage écrit de la grand-mère de Bernadette Mona
(lettre du 6 mars 1972 dont un extrait figure à la page 117 de L’Épinette du Nord, Association Traces,
Centre socio éducatif, Hazebrouck, 1997), mais je n’ai pas connaissance de sa
persistance ni des éléments de cette tradition. En 1971, j’achète à Alain Vian,
marchand d’instruments anciens à Paris et expert agréé, une petite épinette
munie d’une double caisse qu’il me présente comme une épinette des Vosges. À
l’époque, je n’ai pas de raison de mettre en doute son avis – ceci d’autant
plus qu’un instrument quasiment identique figure en photo page 13 dans
l’ouvrage de Jean Ritchie, The Dulcimer
Book. Là-aussi, l’instrument est qualifié d’épinette des Vosges.
Aujourd’hui, nous savons grâce aux recherches des membres de l’association
Traces que nous sommes en présence d’une erreur d’attribution : il s’agit
bien d’un instrument originaire du Nord fabriqué par la maison Coupleux.
épinette Coupleux de la collection de Jean François Dutertre
photo Dominique Lemaire
Ces
faits étant établis, il est nécessaire de revenir sur la genèse et la structure
de l’épinette de Robert Rongier. Quand on l’observe attentivement, on remarque
que, si la double caisse (le résonateur) est bien copiée sur l’épinette
Coupleux, la caisse principale en diffère en de nombreux points. La forme de la
tête n’est pas la même ; de plus elle est munie de mécaniques de banjo (à
la place des mécaniques de mandoline utilisées par les épinettes des Vosges), et
non de clés en fer. Elle possède cinq cordes comme la majorité des épinettes
des Vosges. Le frettage reprend celui des Vosges, augmenté d’un demi-ton placé
à un autre endroit que celui de l’épinette Coupleux. La double caisse de l’épinette
Coupleux est plus longue que la caisse principale, ce qui n’est pas le cas de
l’épinette Rongier. Enfin, la taille est radicalement différente :
l’épinette Coupleux fait au total 65, 5 cm de long, l’épinette Rongier 83 cm.
épinette faite par Robert Rongier
photos Dominique Lemaire
La
raison de toutes ces différences réside dans les consignes que j’avais données
à Robert Rongier, notamment dans le fait que, pour la caisse principale, il
devait prendre modèle sur les grandes épinettes de Gérardmer. J’avais été
séduit par la forme élégante de la double caisse de l’épinette Coupleux, et
surtout cela me permettait de résoudre le problème délicat de l’équilibre de
l’instrument. Avec l’ajout de la double caisse, plus besoin de support, il
devenait possible de jouer sur les genoux comme le dulcimer. Mais je lui avais
demandé de réaliser l’instrument en agrandissant aux alentours des 7/5
l’épinette Coupleux. Là-aussi, la raison est musicale. Les petites épinettes
sont, la plupart du temps, accordées avec les chanterelles donnant un sol à
vide, les bourdons majoritairement accordés sol-mi-do. Les mélodies sont donc
jouées en tonalité de do majeur. Cette tonalité n’était pas pratique pour le
mariage avec d’autres instruments (joués dans le style « folk » de l’époque)
ou la voix. Dès le début des premières reconstructions d’épinettes des Vosges
dans le « mouvement folk, » nous avions choisi les grands modèles
type Gérardmer permettant un accord dans la tonalité passe-partout de sol
majeur, augmentée de tous les accords modaux inspirés de ceux du dulcimer. Pour
finir, j’avais aussi demandé à Robert Rongier de munir l’épinette d’un large
frettage permettant de dédoubler les chanterelles pour réaliser des accords et
jouer en arpèges.
Robert Rongier
Pour
toutes les raisons que je viens d’énumérer, ma position est de considérer que
l’épinette conçue sur ma demande et mes instructions par Robert Rongier est un
hybride entre la tradition du Nord et celle des Hautes-Vosges. Ce nouveau
modèle connut un succès immédiat. Robert Rongier reçut des commandes de
nombreux musiciens et groupes parmi les plus connus à l’époque, comme La
Bamboche, Malicorne, Le Grand Rouge, Dominique Maroutian, Emmanuelle Parrenin…
D’autres
luthiers reprirent le modèle. Parmi ces derniers Pierre Kerhervé, à qui Michel
Colleu demanda une touche chromatique, à la place de l’habituelle touche
diatonique, selon le modèle du citera
hongrois (une touche diatonique avec au-dessus une touche avec seulement les
demi-tons chromatiques). Mais il se trompa en poursuivant les tons diatoniques
dans la touche chromatique. Il obtint ainsi un modèle inédit de frettage dont
les joueurs exploitèrent aussitôt les nouvelles possibilités qu’il offrait.
Finalement un nouveau modèle d’épinette chromatique à double caisse s’est
imposé parmi de nombreux luthiers et joueurs (aussi bien des Vosges que du Nord
ou de Belgique, par exemple), reprenant les innovations de Robert Rongier et
celle de Pierre Kerhervé. C’est ce modèle qu’un luthier comme Christophe
Toussaint a nommé « épinette artésienne ». On comprend après avoir lu
ce que je viens d’écrire que je ne suis pas d’accord avec cette appellation.
Ceci d’autant plus que le dépouillement de l’enquête menée en 1957 par les ATP,
enfin rendues possibles, croisé avec ma propre enquête, permet de mettre en
lumière l’existence d’une tradition d’épinette chromatique aux alentours de
Gérardmer…
épinette chromatique faite par Rémi Dubois
photo Jean François Dutertre, pour son prochain album…
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