mercredi 5 novembre 2025

Le répertoire du carnaval à Dunkerque


photo Bernard Cartiaux

Le répertoire du carnaval et sa transmission
mémoire de fifre

Intervention à la journée d’étude participative du vendredi 24 novembre 2023 au MTVS de Fourmies, colloque sur les appropriations créatives concernant les MUSIQUES POPULAIRES DES HAUTS-DE-FRANCE, journée organisée par Sophie-Anne Leterrier de l’Université d’Artois, dans le cadre de l'expo Musiques en pièces

programme

Le carnaval de Dunkerque est une fête traditionnelle, depuis longtemps très enracinée, aujourd’hui très médiatisée, qui ne cesse d’évoluer, de se transformer, par les appropriations créatives aussi bien collectives qu’individuelles, propres à ce type de manifestations traditionnelles non strictement codifiées.

Ce carnaval recouvre la traditionnelle Bande des pêcheurs (vischerbende), ses répertoires fifres et fanfare (cuivres), les chansons qui y sont chantées et le parler Dunkerquois qui donne une saveur particulière à ses chansons.

Son enracinement – Sa malléabilité

Rapide historique.
Du carnaval au XVIIe et au XVIIIe siècle, on ne sait quasiment rien si ce n’est qu’il était déja très prisé. Au XVIIIe siècle, l’évocation des discussions des autorités diverses pour savoir quoi faire pendant les périodes de guerre ou de troubles comme pendant la Révolution, nous montre clairement que la détermination des Dunkerquois à faire, en toutes circonstances, le carnaval, pèse lourd dans les diverses prises de décisions (J. Denise, Carnaval Dunkerquois, page 18 et 19) Comme à cette période le carnaval en soi n’est pas documenté, a fortiori, nous ne savons presque rien des pratiques et n’avons aucun document graphique ni partition musicale.
C’est au XIXe siècle que nait l’intérêt porté à ce genre de manifestations. La documentation sur le sujet s’enrichit donc énormément. Nous en retiendrons que dans la première moitié du siècle, c’est la vischerbende qui prend le dessus et devient la figure de proue du carnaval.
Dans la deuxième moitié, la langue flamande perdant du terrain, le carnaval change de langue. On assiste donc à la création progressive d’un nouveau répertoire en français.
Au XXe siècle, il y a une interruption pendant la guerre1914-18, puis un redémarrage progressif. En 1927, la bande prend un nouveau visage avec l’adjonction de la fanfare à la traditionnelle clique de fifres et tambours qui, depuis le début, menait la “troupe”. Cette nouveauté fait suite à plusieurs tentatives en ce sens, qui furent diversement appréciées. La “ bande” se passe depuis lors en deux moments dictincts : la marche avec les fifres, le chahut avec les cuivres.
 
Arrêt durant la guerre de 39-45.
En 1946, redémarrage, grâce à un groupe d’inconditionnels qui parcourra, en chantant, les rues de la ville en ruines !
 
Notre Carnaval à Nous
Dans les années 70, dans une période qu’on qualifiera de favorable, (régionalisme, défense des langues et patrimoines locaux), nous nous réapproprions à notre tour, le carnaval. Le carnaval, tel qu’il était dans les années 60, était extrêmement bon-enfant, toutes classes d’âge confondues. Les enfants faisaient la ronde à deux pas de la musique, sans danger !
Le répertoire musical était limité au répertoire ancien, sans nouvelles créations, les musiciens nous jouaient en nouveautés, des airs à la mode, sans paroles dunkerquoises (ex : le P’tit chapeau tyrolien, le Travail c’est la santé, Yellow Submarine, etc.)
 
Il était temps de faire bouger un peu les choses !
En 1974, se créent les Kakestecks, fanfare indépendante, que je m’empresse de rejoindre. Les instrumentistes, pour la plupart novices, qui la composent, n’ont d’autre but que de prolonger la fête, en créant d’abord une après-bande à Dunkerque et une avant-bande à Malo, puis les avant et (ou) après-bandes à Dunkerque, Malo, Rosendael...
Peu de temps après, en 1977, à l’initiative de Jean DENISE, avec Jean Chatroussat, Jean Wispelaere, Serge Blanckaert, et moi même, est effectué un travail de recherche et de collectage pour l’ouvrage Les enfants de Jean Bart, édité par Les Corsaires Dunkerquois.
Dans la foulée, Jean Denise crée sa propre maison d’édition, Westhoek Éditions, pour promouvoir des ouvrages à vocation régionale, et édite en 1979, le disque “Dunkerque en Flandre” avec le Pot-pourri du carnaval dunkerquois par les Kakestecks.
Nous (les Kakestecks) profitons de ce qui a été retrouvé pour élargir les répertoires anciens et par les avant et après-bandes, nous réintroduisons les mélodies et airs divers qui nous plaisent.
Derrière nous se regroupent des carnavaleux fervents qui sont de plus en plus nombreux et qui deviennent les Indépendants (par opposition aux associations philanthropiques et carnavalesques).
Dans les années 80, dans un esprit similaire, mais d’avantage tournés vers les “chapelles”, se créent Les Prouts, qui vont formidablement renouveler le répertoire chanté.
Pour compléter le tout, il faut noter aussi, à partir de ces années, le changement qui s’est opéré au sein même de la fanfare “officielle” où, grâce à des “chefs de bandes”, notamment Christophe Denys à Dunkerque, le répertoire s’est considérablement enrichi. Très à l’écoute de ce qui se passait, soucieux de ne jouer que du répertoire à texte dunkerquois, il a porté de nombreuses créations nouvelles dans le répertoire de la bande. Ce phénomène toucha également et très vite les autres musiques, celle de Saint-Pol-sur-Mer en tout premier lieu.
 
En 1991 – Guerre du Golfe et annulation du Carnaval
La “Bande Annulée.”
La mouvance indépendante (Kakestecks et Indépendants), très vite rejointe par des musiciens “officiels” et des “chefs de bandes”, organise de bout en bout un carnaval non officiel, très bien relayé par La Voix du Nord, et prouve ainsi l’indépendance des Dunkerquois et leur attachement à cette fête. Un précédent est créé ! En 2022, pour cause de Covid, une interdiction préfectorale (suivant celle de 2021) est décrétée. Les carnavaleux encore une fois, outrepassent l’interdit. En ces deux occasions particulières on peut encore parler de réappropriation collective, tout se passant sans le concours des municipalités et même en opposition à leurs décisions !
 
Le Répertoire
En quoi consiste le répertoire chanté ? Comme nous l’avons vu, le répertoire initial était en Flamand. Nous en avons quelques traces dans l’ouvrage d’Edmond De Coussemaker, “Chants populaires des Flamands de France” (1853). On notera la stricte séparation des répertoires : le carnaval et les chansons maritimes. En ce qui concerne les chansons de carnaval, il s’agit de chansons comiques et de genre, une dizaine si on compte en plus de celles qui sont clairement répertoriées, celles notées en 1857 dans un fascicule carnavalesque, (probablement rédigé par Alfred Morel), édité pour une bonne oeuvre et pour remettre en tête des Dunkerquois, quelques chansons en Flamand. Ce répertoire chanté était évidemment joué par les fifres. Seuls l’air du Reuze et celui du Carillon de Dunkerque, sont encore joués. Restaient, il y a quelque temps, quelques bribes d’autres chansons en flamand, mais elles ont disparu ces dernières années. On notera l’inventivité collective: ainsi “kom nie mee na boven” (en Flamand, “viens avec moi là-haut”) devient “comme elle est belle la bande”!
Entre la fin du second empire et la première guerre se crée donc tout un nouveau répertoire en Français, répertoire chanté et joué en période de carnaval (mais pas nécessairement dans la bande elle-même). La fanfare municipale participe aux festivités, (tout comme le carillonneur) mais n’est pas directement en lien avec la bande.
Elle joue un répertoire dit “de carnaval “. Ce nouveau répertoire est constitué de :
- Créations anonymes ou collectives, sur base d’airs militaires ou autres.
- Créations dues à des chansonniers dunkerquois (H. Bertrand, le plus connu, et bien d’autres)
- Airs à la mode dans la France de l’époque (Vincent Scotto et autres).
A partir de 1927, le répertoire se scinde plus clairement avec l’adjonction définitive de la fanfare à la bande elle-même. Il en résulte :
- un répertoire de fifre (qui semble être un peu réduit ), pour la marche.
- un répertoire de cuivre pour le “chahut” ou “Tiens bon d’sus”.
Et parfois un air lent, joué par la fanfare (Donne un zô, Manotje, éventuellement, Elle travaille à la Filature. )
Une bonne partie de ces répertoires existe toujours et constituait l’essentiel de l’héritage qui nous est parvenu après la seconde guerre mondiale.
Depuis les années 80, comme je l’ai déjà mentionné, la tradition de la chanson dunkerquoise est remise à l’honneur en premier lieu par les Prouts. Elle poursuit l’oeuvre des chansonniers, qui avait déjà elle-même trouvé des successeurs : on se souvient de Jean Chatroussat, Jean Wispelaere, Jean Jaecques avec leurs petits carnets de chansons !
Il est important de noter que pour avoir sa place au carnaval, toute chanson se doit (à quelques exceptions près) d’avoir un texte avec un minimum de “parler” dunkerquois.
Le premier auditoire des Prouts fut celui des “chapelles”, puis des cafés. Mais c’est avant tout par le disque qu’ils se font connaître. Et aussi par la scène.
Les disques de carnaval existaient depuis la 2e guerre mondiale, mais il ne s’agissait alors que de disques d’ambiance, où se jouaient des pots pourris, plutôt dans l’esprit des bals, avec chanteurs à la voix d’opérette, n’ayant pas d’accent dunkerquois, et avec un tempo accéléré.
Les Prouts interprètent des chansons de leur cru, sur des musiques souvent originales mais aussi sur des airs connus de leur choix. Leurs sujets prêtent souvent à rire et les paroles sont d’un “dunkerquois” à toute épreuve, j’entends par là le langage et les tournures ! Certaines de ces chansons sont rentrées dans le répertoire de la bande bien que n’étant pas forcément créées pour cela. D’autres chansons ont aussi été créées par des auteurs anonymes ou clairement identifiés, enrichissant ainsi énormément le répertoire global du carnaval.
 
Thèmes généraux des chansons du carnaval actuel
Bien que la bande soit nommée “des pêcheurs” on ne peut pas dire que la vie de marin ou la pêche soient de fait un sujet central. Dans le vieux répertoire, comme dans l’actuel, les thèmes comiques sont toujours de mise avec bien sûr les railleries sur les femmes, (ou certaines fois des versions inversées), sur le mariage, l’amour, etc. Des figures locales, bien sûr, peuvent être évoquées/célébrées et puis des chansons (comme souvent) sur tout et n’importe quoi 
 
Thème de la pêche à Islande
Bien que le carnaval originel et la pêche à Islande n’aient pas de véritable lien entre eux, la croyance quasi générale est que la fête pour-boire (foye) que faisaient les pêcheurs à Islande avant l’embarquement, est à l’origine de la Bande des pêcheurs. Le répertoire ancien du carnaval est sur ce sujet quasi inexistant sauf : Donne un Zô , Ah! c’ qu’elle est courue, voire Rose la poissonnière. Donc, logiquement, ce sujet est désormais présent de manière allusive ou vraiment traité par quelques chansons (“depuis 3 jours”, ”dans ta tête, tu fais encore la bande”). Il n’en reste pas moins relativement discret.
La bande devient un sujet : avant on se contentait de la chercher, maintenant “à DK on fait la vichersbende […]”
 
On la décrit dans les chansons :
- ”l’avant bande” : le matin avec les Kakestecks
- “tiens bon la bande” : dans la pagaille des rangs
- ”le fatigant”, le cazin qui veut y mettre de l’ordre
- ”le rigaudon final
- ”l’après bande” : de l’incompréhension de certaines femmes devant le bien-être de leurs hommes partis faire la fête !
S’il fait très très froid en Citadelle, ça donne “quand la pisse elle gèle
Au carnaval tout est permis… nous donne une idée de ce qu’un masque pourrait faire...
On peut dire que c’est un sujet vraiment nouveau du répertoire.
 
L’émulation est générale. Après le mouvement de réappropriation de la fin des années 70, jusqu’à la fin des années 90 (avec le temps fort du carnaval annulé de 1991 comme nouveau déclic), le nombre des petits groupes de musiciens et chanteurs n’a cessé d’augmenter, les créations de nouvelles chansons de même. Ce mouvement ne semble pas faiblir pour le moment, même si, en ce qui concerne les nouveaux morceaux, rien n’émerge vraiment. Les Prouts restent la référence principale.
 
En conclusion, on peut dire que vraisemblablement, le répertoire global du carnaval n’a jamais été aussi riche qu’aujourd’hui. Et ce, comme je viens de le dire, grâce aux nombreux paroliers, musiciens qui rivalisent d’inventivité, tout en restant dans une grande tradition qu’on qualifiera de dunkerquoise !
En ce qui concerne l’avenir de cette fête, les interrogations sont nombreuses. La municipalité vend le carnaval comme un des grands atouts de la ville, en mettant en avant la grande convivialité qui y règne (et qui est bien réelle d’ailleurs). Il en résulte un grand afflux de touristes qui viennent “consommer” la fête sans en rien connaitre. On note également que les nouveaux habitants de l’agglomération s’y intègrent facilement mais en ignorent généralement les fondamentaux, à savoir les chants, la “tournure d’esprit” et le parler dunkerquois (qui subsiste principalement à cette occasion ).
D’autre part, aucune contrainte n’est imposée aux commerçants, notamment les cafetiers, qui diffusent des musiques d’ambiance (non dunkerquoises) à des puissances sonores qu’aucun groupe musical ne saurait couvrir. Ceci nuit énormément à l’ambiance et au caractère de cette fête. Il ne faudrait pas, comme ça commence à se produire, que le carnaval à Dunkerque même, soit privé des Dunkerquois, qui se réfugient déjà dans les multiples bandes environnantes…
 
Roch Vandromme
Novembre 2023
 
 
dessin de René Cotinot, 1927 (extrait)


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