dimanche 21 avril 2024

Un mariage à chabots en pays d'Artois

Ils regardent sérieusement l'objectif, ces Gaudiemprois ! Et c'est devant Constant Tétin*, enfant du pays, le fils du menuisier. Dame, ce n'est pas si fréquent, à l'époque !  Concentrés, attentifs… surtout ne pas bouger, gare à la photo floue !

La scène a lieu dans les années 1870, nous dit Eric, arrière-petit-fils du photographe, qui a eu la bonne idée de transmettre le cliché à la Voix du Nord. C'est la seule photo, à notre connaissance, qui immortalise publiquement un mariage à chabots.


La Voix du Nord  9 avril 2024


Une meilleure image, transmise à Christian, donne une vue plus large que celle publiée. Elle est élégamment légendée : "Gaudiempré - Le mardi de ducasse. On ramasse les restes"

 

collection famille Ledru/Tétin 


Au premier plan, le violoneux s'impose. Au village, ils faisaient souvent, en même temps que leur travail de paysans, manouvriers, artisans ou fonctionnaires, danser les noces, accompagnant cortèges, fêtes familiales ou villageoises... Quel âge a-t-il ? Peut-être la cinquantaine, soixante au plus. Avec sa moustache, son pantalon en gros velours c'est un homme "fait". La casquette, à visière rigide et noire,  évoque les képis mous des fonctionnaires de la IIIème République (facteurs, gardes-champêtres, sapeurs-pompiers...). Christian nous donne son nom, Narcisse Delacourt**,  sa profession ? cultivateur, cabaretier,  surtout joueur de violon, mais il aurait été aussi employé par la commune de Gaudiempré à faire les chemins. Peut-être était-il cantonnier de son état ?

 

 

Narcisse, le violoneux

et un collègue chargé comme lui d'entretenir les chemins

 

Au juste milieu, en second plan, c'est l'âne qui attire le regard. Il est monté à rebours par un homme d'âge mûr qui tient à la main une feuille, comme s'il s'apprêtait à discourir. A sa droite, cigarette au bec, déhanché, un porteur de grosse caisse pose, la mailloche à la main. 

 

La grosse caisse de Gaudiempré

et celle du Musée des Instruments de Musique (Bruxelles) 

 

Derrière le baudet et les musiciens, c'est tout le groupe qui s'impose, avec une composition en étage qu'on trouve pour les photos de mariage de l'époque. La scène est prise devant une maison, un peu en surplomb, dont on aperçoit le chambranle de porte. Le photographe a veillé à ce que tout le monde soit sur le cliché. On a peut être sorti chaises et tréteaux pour l'installer, à moins qu'il ne soit installé sur le talus longeant la maison, et sur le petit escalier d'accés qu'on devine derrière les pattes de l'âne. La chaussée est bien boueuse. Gros orage estival ? Un rateau, dents en l'air, un peu dangereux, traîne derrière le groupe ; on a peut-être, vite fait, dégagé un peu la route pour l'occasion.


Sur la gauche du groupe, 3 générations de femmes, les plus jeunes enfants à proximité. Presqu'au centre, les cheveux retenus dans une coiffette blanche, une d'elles, bravache, poings sur les hanches, semble narguer l'objectif. De l'autre côté, les hommes du village. Au tout dernier rang, derrière un garçon juché sur des épaules, un bras agite un couvre-chef en signe de liesse. Avec les hommes, les jeunes garçons qui ont quitté les jupes des mères. A la différence des petits, ils ont maintenant la tête couverte. Sans doute ont-il passé l'âge de raison, 7 ans, et reçu leur premier couteau, étape de leur cheminement vers l'âge adulte.


Enfin, plus bas, entre les musiciens et l'âne, ce sont les jeunes hommes du village. Ils ne portent pas encore la moustache, peut-être sont-ils même d'ailleurs encore imberbes même si l'un d'eux, déboutonné, arbore très sérieusement une pipe. A côté de la grosse caisse, un jeune, regard clair et déluré, parade.

Une scène villageoise qui soulève bien des questions. Devant cette magnifique photo, vieille d'un siècle et demi, on aimerait en savoir encore plus ! Tant qu'à soumettre une hypothèse, osons celle-ci : Constant Tétin, tout comme le groupe photographié, n'a pas organisé la scène au hasard. La position spatiale des uns et des autres est porteuse de sens, elle raconte un moment clé de la ducasse du village. A nous de le rechercher.


Revenons à l'âne, et à son "cavalier". Il est vêtu d'une biaude et d'un bonnet, parfaite tenue du meunier. Est-ce sa profession réelle, est-ce une tenue symbolique ? Dans la tradition populaire, le meunier est accusé de bien des défauts... Jalousé pour sa puissance et sa richesse, soupçonné de duperie, il est accusé de séduction et de libertinage ; on le sait, il pousse les femmes mariées à l'adultère et séduit les jeunes filles qu'il endort, au choix, au son de la meule ou du tic-tac du moulin. La meunière n'est pas en reste, on dit qu'elle attire les hommes dès qu'il a le dos tourné et n'hésite pas à tromper son mari. Lui, le cocu qui fait cocu les autres, est juché ici la tête tourné vers la queue de l'animal. 

 

 

Une autre façon de se promener

(Le meunier, son fils et l'âne - Ferdinand Hodler, 1888)

 

La promenade à l'âne (appelée aussi chevauchée à l'âne, asouade, asinade...) constitue une pratique infâmante, comme le charivari, ce vacarme nocturne aux portes de futurs mariés ou de nouveaux époux dont la société réprouve l'union. On la retrouve dans les modalités de justice populaire, active dans le domaine de la police des moeurs. Les archives de l'ethnologue Célestine Leroy, conservées aux Archives Départementales 62 (réponses aux enquêtes du Musée des arts et traditions populaires, courriers, notes, textes d'articles ou de conférence concernant essentiellement le Pas de Calais), permettent de mesurer la réalité de ces traditions, leurs causes et acteurs.

 

la suite


Les "compagnies de jeunesse", qui regroupent les jeunes gars, sortis de l'enfance mais non encore mariés, y occupent une place centrale. Elles ont en charge le divertissement au village avec l'organisation du cycle festif calendaire (grands feux d'automne, carnaval, quêtes, béhourdis, mise en place des mais...), mais aussi le maintien des règles du fonctionnement communautaire. C'est cette Jeunesse, qu'on trouve au premier plan de la photographie de Constant Tétin, aux côtés des musiciens et de l'âne. En âge de fumer, de porter le pantalon long, mais pas encore la moustache... Le groupe s'est très vraisemblablement dotée, comme il était de coutume, d'un RoiCapitaine, Mayeur ou Prince, choisissant le plus débrouillard, au verbe facile. C'est peut-être bien celui qui, le regard déluré, a la main posée sur la grosse caisse. "Protecteurs du marché matrimonial", tâche que leur délègue tacitement la communauté villageoise, les jeunes gars sanctionnent ce qui va à l'encontre des règles en vigueur : déséquilibre entre les classes d'âge (soupçon d'intérêt financier), attaques contre l'institution du mariage et l'autorité religieuse (adultère),  remise en cause de la prévalence masculine (épouse autoritaire ou belliqueuse, mari soumis, battu), dangers pour la transmission patrimoniale (remariages de veufs/veuves, naissances illégitime). Ces sociétés souvent héritières des Compagnies Joyeuses et sociétés carnavalesques ont fréquemment les contours des vieilles compagnies de "cornards" et de "cocus", ce qui leur confère une place ambivalente, faite de contrôle (surtout pour les femmes) et de licence. Dans notre région, c'est le cas de sociétés comme celles des Durmenés (Avesnes sur Helpe) ou des Guetifs (Pas en Artois), avec à sa tête un Roi siégeant sur son trône de grès jusqu'au début du XVIIIe siècle, punissait les maris faibles ou cocus.


Source : British Museum


A ces manifestations infamantes, des échappatoires peuvent être trouvées, en payant en particulier des amendes, des vins aux charivariseurs, façon pour le/les "coupables" de reconnaître le bien-fondé des accusations. Cet "impôt" dû à la jeunesse, pratique établie et acceptée, se retrouve dans les mesures de protection des jeunes filles du village comme "réservoir d'épouses". Dans le cas du mariage d'une fille du "pays" avec un jeune d'un autre village, la première étape de la condamnation est la pose de cordes bloquant le cortège accompagnant le futur époux, qui doit s'en acquitter, la seconde, en cas de non soumission, l'organisation d'un charivari. C'est ce qui arrive aux domiciles de deux fiancés en 1936, à Bonnières (62) et Bouquemaison (80), distantes de 8 kms. Malgré leur interdiction, les charivaris, appelés aussi bachinagecornagecasrolage, casserolade, organisés de façon nocturne, pouvaient durer jusqu'à 9 nuits consécutives. Un tintamarre avec "cymbales, coups de marteaux sur des cercles de roues de fourragères, trompes en os ou cornes de vaches, fouets, entonnoirs, bouteilles, battements saccadés de baguettes de coudriers sur une porte de grange décrochée".

Jules Breton, peintre et poête, évoque sa frayeur provoquée par un charivari durant son enfance à Courrières : "Mémère me rapportait un soir d'une maison assez éloignée où nous nous étions attardés. Les rues étaient noires, les toits se perdaient dans le ciel noir [...] Tout à coup, au détour d'une rue, éclata un tumulte inouï en même temps que j'entendais une foule passer, repasser et tournoyer à mes côtés. Nous étions au milieu du vacarme : grincements de crécelles, claquements de fouets, hurlements de trompes, tonnerre de ferrailles et de casseroles. Glacé de terreur, je me serrai de plus en plus sur Henriette. Je fermais convulsivement les yeux, fronçant les paupières, et pourtant je voyais. Je voyais une légion de diables noirs qui me poursuivaient en brandissant de longues barres de fer rouge et en poussant des ricanements féroces et d'abominables cris. Lorsque nous fûmes rentrés, j'entendis ma nourrice dire : « On corne Zaguée. » (La vie d'un artiste 1890). 

Les derniers charivaris recensés par Célestine Leroy eurent lieu à Magnicourt en Comté et à Nuncq Hautecôte en 1945, sanctionnant les relations de deux jeunes de villages différents.


Mais revenons à notre photo. Devant cette scène si posée, on peine à imaginer un tumulte assourdissant et réprobateur. Ici encore, les informations recueillies par Célestine Leroy nous permettent de mieux comprendre. A Gaudiempré, en ce troisème jour de ducasse, c'est un mariage à chabots qui a été organisé. Une manifestation qui se fait en journée, avec une place fixée par le calendrier populaire lors de la ducasse. Il ne s'agit plus d'aller la nuit au domicile bachiner ou casroler, comme on dit dans le Ternois. Ici, ce sont les musiciens qui accompagnent, avec une parade empruntant à la mise en scène burlesque. Clairon, tambour, grosse caisse, accordéon, violon ou clarinette... la musique était de la partie, faisant quitter le domaine du vacarme, propre au charivari, pour un son plus policé. Mais le fond reste le même.

"La jeunesse, qui comptait souvent dans ses rangs de "vieux jeunes hommes, avait préparé de longue date le scénario. Un clairon, le roulement de tambour annoncaient de loin le groupe carnavalesque. […] On pouvait voir un couple grotesque […]. Tantôt il s'agissait de stigmatiser un couple adultère, un mari trop sot, on remariait une femme "volage" […]. Les costumes, les silhouettes, les tics, les voix, les mots familiers, généralement bien copiés, excitaient l'hilarité du public qui s'amusait de la mascarade et les propos fusaient de la foule, faisant echo à ceux des acteurs. […] Le plus souvent la cérémonie burlesque était accompagnée d'une chanson de circonstance, composée en patois. ("Les manifestations carnavalesques du mardi de la ducasse." Célestine Leroy, projet d'article (AD62 1J590). 

Seules deux bribes de ces chansons composées pour l'occasion furent collectées,

 

"Ch'est l'mariage à chabots

Gramère, Gramère, 

Ch'est l'mariage à chabots,

Dins quéqu's mos alle s'in rn'ira cor...re

Gram...ère, alle s'in rn'ira cor..." (Avion)

 

"Mariage à chabots,

O's marira jamais, nous aut'

Nous aut' on s' marira jamais" (Hénin-Liétard)

 

Sur notre photographie, le mari du couple grotesque sautait aux yeux ! A rebours sur l'âne, dans la posture du mari qui "se laisse mener", de quoi s'accusait-il ? Le feuillet qu'il tient à la main gardera sans doute à jamais son mystère ! Et sa "moitiée" ? Où est-elle ? Levons un peu plus haut le regard, dans le juste milieu de ce groupe de villageois si bien ordonné, dans l"axe qui va du bas de l'escalier vers la porte. 



Gageons que c'est cette femme à l'allure bravache, les poings sur les hanches. Et tant qu'à faire, parions que c'est un homme grimé ! 


une communauté villageoise très organisée

Par petites touches, étage par étage, se dessine l'organisation d'une page de la vie d'un village d'Artois dans le dernier quart du XIXe siècle. Mais la photographie de Constant Tétin, et les habitants de Gaudiempré, ont encore d'autres surprises à nous offrir. 

Comme pour la ducasse, il y aura un rebond !


Agnès Martel de Coérémieu

20 avril 2024

 

à suivre


* Eric n'est pas "totalement sûr" que la photo soit de Constant Tétin, le format de la plaque photo ne correspond pas celles utilisées habituellement par le photographe, mais cette photo était présente dans son album, Constant y attachait donc une certaine importance, peut-être parce que le violoneux était un membre éloigné de sa famille (NdlR)


** voir ci-après


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Narcisse Delacourt, joueur de violon à Gaudiempré, est né à Saint Amand (en Artois) le 7 juin 1826, fils d'Auguste et Augustine Coisy, il déclare la profession de joueur de violon à son mariage à La Cauchie en 1849 avec Célina Hérissé (1821-1902), en mars 1868 il fait des travaux de cantonnier pour la commune de Gaudiempré, en 1880, date approximative de la photo, il est cabaretier, en 1898 il est cultivateur. Il meurt à Gaudiempré le 8 juillet 1903. Son fils Edouard (1850-1906) est cordonnier et cabaretier à Gaudiempré.
La relation familiale entre Constant Tétin et Narcisse Delacourt se fait par les femmes comme le démontre le tableau suivant.



Les violoneux et ménétriers, de profession, sont très nombreux dans cet arrondissement du Pas de Calais. Sur les 369 recensés dans le département (source : bases de données de Généanet), on en trouve 176 autour d'Arras dans la période 1700/1900. 
C.D.


fond de carte source : Gallica

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