source : Médiathèque Lévy, Lille |
Les jours de marché ou les soirs d'été, plusieurs coins de Lille se trouvent soudain animés par la présence d'un chanteur du pavé. Les places de la Nouvelle-Aventure, Saint-Martin et Madeleine-Caulier, sont ainsi, tour à tour, le terrain de pittoresques concerts en plein air. Mais, le plus typique, le plus populaire d'entre eux, est certainement celui qui, chaque jour, de cinq à neuf heures, retient tout un petit monde ondoyant et divers, place de la République.
L'endroit est bon, sans doute : il n'est pas rare que trois ou quatre gosiers concurrents essaient de se surpasser les uns les autres. Ce sont les "artistes" du "Casino des Courants d'air", pour employer l'expression jolie et drôle du peuple de Lille. Ma foi ! ces artistes ne sont pas inférieurs à ceux de nombreux "beuglants". Ici, point de ces chanteurs qui miaulent aux sons des violons à trois cordes ou d'harmoniums aboyeurs comme en certains carrefours. Au "Casino des Courants d'air", les "chanteurs" ont du "creux", je vous le jure ! S'il faut en croire ses admirateurs, l'un d'eux obtint même un premier prix du Conservatoire de Lille.
Et quel répertoire ! Les nouveautés y sont lancées aussitôt qu'apparues. Oui, tout comme dans les cafés-concerts, où l'on paie la bière des prix invraisemblables… — jusqu'à dix sous le bock !… Monsieur ! — au "Casino des Courant d'air", rien à payer. Libre à vous d'acheter "les chansons nouvelles pour dix centimes" que le chansonnier promène, au bout des doigts, entre deux couplets, mais personne ne vous y oblige : si vous ne vous les procurez pas, c'est vous qui y perdrez, voilà tout.
Aussi les cercles sont larges autour des "maestros" surtout à l'heure de la sortie des ateliers où les travailleurs se joignent aux flâneurs déjà assemblés. C'est alors un tableau de mœurs des plus savoureux : des petites ouvrières, aux yeux fatigués d'avoir cousu toute la journée, heurtent le panier d'un garçon boucher ou la gourde d'un ouvrier, afin de se faufiler au premier rang. Des femmes immobiles semblent ne plus sentir peser à leur bras le paquet de "confection" qu'elles ourleront une partie de la nuit. Des employés fument des cigarettes. Un apprenti écoute avec tant d'avidité qu'il en oublie de manger le sou de frites qu'il a achetées à un marchand voisin. Pour mieux voir, un trottin se hausse sur les pointes de ses pieds mignons… ou celles des pieds de son voisin, tandis que quelque petite bonne ouvre des yeux étonnés au grand plaisir des pioupious qui la regardent en dodelinant de la tête.
Nul concert n'a d'auditeurs plus charmés. Peu à peu, un même frisson les pénètre tous. Les chansons sentimentales qui montent dans le langoureux crépuscule d'été les arrachent à l'obsession de leurs soucis quotidiens et les emportent loin, très loin, en un pays d'illusion. Chaque mot éveille en eux des besoins de tendresse, de câlinerie et des espoirs de bonheur. Elles évoquent tant de choses, à leurs yeux, ces romances où est parlé de vingtième année, de joues roses, de robes claires, de lèvres parfumées, de premier lilas, de promenades dans les bois, de sublimes baisers, d'amour éternel et aussi de jalousie de rupture, de solitude, de fleurs fanées, de cœur désespéré.
De cette émotion naît en eux le désir de savoir la chanson qui les remue si profondément. Aussi, suivent-ils avec ferveur les éclats de voix et les gestes du chanteur. Ils essaient de saisir ces intonations, de velouter, comme lui, les passages de douceur, d'égaler "les roulades". Ils restent là longtemps, longtemps, s'exerçant sans repos, s'impatientant de ne pas progresser assez vite. Leur accent déforme les mots et des "beilles fillles", des "mignannaittes" des "cours charmais", des "bonheur eu", des "peut-ête", des "superpe", se succèdent, ajoutant une fantaisie imprévue à la naïveté des vers. Parmi les élèves de ce conservatoire sans façon, il en est — les riches ! — qui ont chacun une chanson ; d'autres suivent à plusieurs sur le même feuillet ; certains en sont réduits à saisir des bribes de paroles, par dessus l'épaule de leur voisin.
Pendant la pause qui suit chaque couplet, on répète l'air on se communique des impressions, on s'interroge. Cent phrases s'entrecroisent :
- Est-ce que j'y suis enfin ?
- C'est ce passage-là que je ne peux pas "attraper"!
- Tu fais trop rouler les R "d'amour ardent"
- Est-ce que l'on doit faire la liaison dans "il est-z-loin" ?
- Je t'assure que l'on dit "les myrtes flétri-es ! "
Puis, dès que le moderne Brûle-Maison a lancé son "Au couplet suivant", tous ces mélomanes en corsage de satinette, en bourgerons bleus ou en vestons élimés se remettent à l'étude. En regagnant leur demeure, ils continuent à fredonner l'air qu'ils brûlent de connaitre : ils le répètent à l'atelier, chez eux, partout, et retournent plusieurs fois prendre le ton au "Casino des Courant d'air".
Enfin, ils le "savent bien" ! ils le chantent alors les dimanches et les lundis, après quelque dîner familial, au cabaret ou en revenant des guinguettes faubouriennes. C'est ainsi que, certains soirs, une même mélodie monte de toutes les rues de la ville et leur prête un murmure cadencé, pareil à celui de la mer.
Emile Lante (1881-1952)
Le Nord Illustré 1er juillet 1913
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Le Casino des Courants d'Air est aussi le titre d'une émission enfantine diffusée par Radio PTT Nord à la fin des années 1930. Elle est animée par un couple d'authentiques chanteurs de rue, Jules Lestarquis et Germaine Leclercq.
Jules Alphonse Lestarquis est né à Lille en 1886, fils de Victor, né à Lille et Eugénie Van Neder née à Nazareth (Belgique). En 1910 il épouse Germaine Leclercq, née à Lille en 1887, fille de Louis et Sophie Pieronne. Jules est accordéoniste et s'accompagne avec un jazz aux pieds. Ils se produisent régulièrement à Lille.
En 1929 le journal l'Echo du Nord rapporte un action philantropique organisée par les camelots lillois : Pour le timbre antituberculeux. Un tournoi d'éloquence entre les camelots lillois. Les camelots lillois avaient, hier après midi, réservé leur dimanche à la vente de imbre antituberculeux. Le temps était froi, le pavé humide et glissant, Les Promeneurs, peu nombreux, ne firent pas, à cette généreuse initiative, tout le succès que l'on pouvait en attendre. D'un autre côté, les boys-scouts, mobilisés eux aussi, faisaient aux camelots une énergique concurrence. Il y eut même quelques altercations. Que voulez-vous ! on a beau travailler sans espoir de gain, on a tout de même son amour propre !.
Jules et Germaine Lestarquis par Simons |
Le Grand Echo du Nord 23 décembre 1929
Leur activité de chanteurs de rue serait-elle suffisamment rentable ? pour qu'en 1931 le couple achète l'Hôtel du Moulin d'Or, 15 rue du Molinel.
Vers 1938, Jules et Germaine animent une émission sur Radio Lille, Le Casino des Courants d'air :
" Nous étions tous des voisins du quartier de Moulin-Lille, habitions les rues Bergot, Condé, de la place Vanœnacker. C'était une sorte de chorale et nous interprétions les morceaux à la mode du moment. L'émission pouvait être captée dans les postes à galène" témoigne Mme Denise Naessens à la Voix du Nord. La guerre met fin à cette émission. Jules décède à Lille en 1961 et son épouse en 1970.
le studio du Casino des Courants d'air source : la Voix du Nord |
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en octobre 1928, le sous-marin l'Ondine coule au large de Vigo (Espagne), comme d'autres chanteurs de rue, Jules Lestarquit [sic] en fait une chanson.
collection personnelle |
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