La fin du XXe siècle a vu se réveiller en France un intérêt pour les chansons traditionnelles, d’abord porté par les chanteurs dits « rive gauche » dans les années 1960 (Yves Montand, Mouloudji, Guy Béart, Nana Mouskouri, etc.), puis après mai 68 par le mouvement folk dit revivaliste, qui a fédéré des aspirations de retour à la terre, d’indépendantisme régionaliste, d’antimilitarisme (le Larzac), de rejet de la société de consommation, à la suite du mouvement de protest song venu des USA.
Mais notre époque moderne n’a pas été la première à effectuer ce retour aux traditions paysannes : qu’on se rappelle la reine Marie Antoinette au Trianon, à l’origine d’un retour en vogue de la vielle, de la musette et des petits moutons, vite balayés par la tourmente révolutionnaire et surtout le mouvement romantique, qui à la suite de Georges Sand, de Gérard de Nerval, des frères Grimm en Allemagne, a été à l’origine d’un mouvement de collecte des contes et légendes « venus de la nuit des temps », des chansons transmises par la tradition orale, considérés déjà à l’époque comme un trésor de sagesse populaire, permettant d’accéder à une culture ancestrale et, disons le, « druidique » à l’origine de la construction de la nation. On était alors en Europe en pleine construction de cette idée, avec l’unification de l’Italie, de l’Allemagne, la Belgique allait s’inventer sur la base des anciens Pays Bas. Et la France en pleine période de turbulence post révolutionnaire, hésitant entre la république, la royauté et l’empire avait, elle aussi, bien besoin de cimenter l’union nationale.
Le Roozenhoed, extrait du recueil d'E. de Coussemaker
collection C. Declerck
Alors pourquoi pas aller chercher là, au fond de nos campagnes ces poésies populaires immémoriales issues de la sagesse populaire. Il y eut, en France, sous le second Empire, « la » circulaire qui allait mettre en branle et jeter sur les chemins des régions hexagonales une poignée de chercheurs lettrés pour une récolte dont nous pouvons encore bénéficier aujourd’hui, à travers des publications de l’époque et toute une série de rapports envoyés au ministère pour répondre à cette circulaire.
Cette circulaire, on la doit à Hippolyte Fortoul (Digne 1811 - Ems 1856), professeur de littérature française, partisan de l’Empire. Il devient ministre de l’instruction publique et des cultes le 3 décembre 1851 jusqu’à sa mort, où il laisse une piètre image de courtisan servile, tentant de mettre l’Université au pas en révoquant des gens aussi illustres que Jules Simon, Edgar Quinet, Michelet, Mickiewicz, supprimant au passage l’enseignement de la philosophie. Mais il est l’auteur d’un décret sur la poésie populaire promulgué le 16 septembre 1852 qui devait donner l’impulsion d’une recherche et d’une abondante collecte dans les campagnes françaises : Achille Millien pour le Nivernais, Barbillat et Touraine pour le Berry, Félix Arnaudin pour la Grande Lande, Patrice Coirault pour le Poitou, Paul Sébillot et Théodore de la Villemarqué pour la Bretagne, etc., ont ainsi constitué des fonds irremplaçables pour qui s’intéresse aux chants traditionnels de France
Alexandre Desrousseaux
collection C. Declerck
Cette recherche a également concerné le Nord-Pas de Calais, c’est l’objet de cette communication. Les plus connus sont :
• Edmond de Coussemaker (Bailleul 1805 - Lille 1876), juge au tribunal de Lille, musicien, musicologue, archéologue, qui a publié : Chants populaires des Flamands de France, Gand, 1856.
• Alexandre Desrousseaux (Lille 1820 - 1892), célèbre chansonnier lillois auteur de l’hymne régional des Chtimis : Le P’tit Quinquin. Il a publié, outre ses propres compositions Chansons et pasquilles lilloises (cinq volumes), un ouvrage important : Moeurs populaires de la Flandre française (Lille, 1889), où il a consigné de nombreuses chansons recueillies dans la région de Lille.
• Achille Durieux (Cambrai 1826 - 1893), professeur de dessin à Cambrai, archéologue des beaux arts, qui a publié avec Bruyelle Chants et chansons populaires du Cambrésis (Cambrai, 1864) suivi d’un second volume (cette fois sans Bruyelle), toujours à Cambrai (1867) (1)
• Adolphe Bruyelle (Viesly 1818 - Cambrai 1875), érudit, chercheur, a publié de nombreux articles historiques, archéologiques, géologiques sur l’arrondissement de Cambrai, et avec Achille DURIEUX cité précédemment Chants et chansons populaires du Cambrésis (Cambrai, 1864).
De l’autre côté de la frontière belge, il faut également citer le Recueil d’airs de crâmignons et de chansons populaires à Liège (Liège, 1889), « la plus belle collection de chansons traditionnelles que possède la Wallonie » selon Roger PINON, publié par la Société Liégeoise de Littérature Wallonne qui avait lancé en 1871 la première enquête folklorique en demandant, à l’image de ce qu’avait fait la France « la collection la plus complète possibles des airs de crâmignons liégeois ». Ce concours, doté d’une médaille d’or d’une valeur de 150 francs avait couronné Léonard Terry, éminent musicologue liégeois (1er prix), et Léopold CHAUMONT, « amoureux de son terroir » (1er accessit », et une publication de l’ensemble était décidée, mais ne verra le jour que 18 années plus tard, en 1889.
Ces publications sont facilement accessibles par leur présence dans les fonds de bibliothèque de la région, ou par des rééditions plus ou moins récentes (2)
Mais on peut également citer d’autres chercheurs, que j’ai pu identifier grâce au Dictionnaire biographique de l’ancienne chanson folklorique française de Gérard Carreau (3). Leur contribution est moins importante que les précédents, mais ils ont publié ou transmis des chants suite à la circulaire Fortoul :
• Victor Advielle (Arras 1833 - Paris 1903), historien, sous-chef de division à la préfecture de l’Aveyron. A publié : Le patois artésien et la chanson de la fête d’Arras (1882)
• Charles Bachelet (Béthune 1839 - Saint-Omer 1910), médecin, il exerce à Saint-Omer jusqu’à sa mort. D’après G. Carreau, c’est probablement lui qui a envoyé une chanson d’Artois à la revue des traditions populaires en 1899.
• Louis de Backer (Saint-Omer 1814 - Paris 1896), archéologue, philosophe, il devient, après des études de droit, avocat à Saint-Omer, puis juge de paix à Bergues. Inspecteur des monuments historiques du département du Nord et correspondant du ministère, il est chargé par Fortoul le 19 novembre 1852 d’une mission « gratuite » en Allemagne afin de rechercher l’origine commune des chants populaires de ce pays avec ceux du Nord de France. Il envoie des chants en réponse à la circulaire Fortoul en 1854. Il publie : Les flamands de France (Gand, 1851), Chants historiques de la Flandre (Lille, Vanackère, 1855)
• Barry (recherches vaines à son sujet, d’après G. Carreau), professeur d’histoire à la faculté de lettres de Toulouse, il envoie une chanson du Hainaut en réponse à l’enquête Fortoul en 1857, en précisant qu’il la tient de sa grand-mère, élevée au béguinage de Maubeuge.
• Champfleury, Jules Husson dit (Laon 1821 - Sèvres 1889), romancier, ami de Beaudelaire, Courbet, Nadar, il est conservateur du musée des céramiques de Sèvres à partir de 1872. Il fait paraître, avec J.-B. Weckelin qui note les musiques Chants populaires des provinces de France » (Paris, Bourdillat, 1860). L’origine des chants de ce recueil est selon Patrice Coirault lui même « à contrôler sévèrement », mais on y trouve notamment deux chansons de Picardie : Jésus Christ s’habille en pauvre et La belle est en jardin d’amour, dont l’auteur dit « qu'elles furent chantées souvent en petit comité par Mme Pierre Dupont, Picarde d’origine, qui avait retrouvé dans son souvenir ces poèmes de son enfance » (4)
• Ernest Hamy (Boulogne sur Mer 1842 - Paris 1908), docteur, anthropologue, ethnologue. Dès l’âge de vingt ans, il se passionne pour le folklore, recueille des chansons du Boulonnais et en publie dans plusieurs feuilles locales. Participe à la création de la société des traditions populaires dont il devient président en 1885. Publie plusieurs chansons du Haut-Boulonnais dans la revue des traditions populaires.
• Alexandre Pigault de Beaupré (Calais 1782 - 1855), après des études sérieuses, il est tour à tour militaire (lieutenant-colonel) et dans l’administration, puis conseiller municipal et conseiller général jusqu’en 1842. Musicien, il écrit des romances, des quadrilles. Il fonde la société philharmonique de Calais. Correspondant du Ministère dès 1838, il envoie des chants en réponse à l’enquête Fortoul en 1853 et 1854.
Il me faut également signaler d'autres collecteurs rencontrés au hasard de mes recherches, non cités par Gérard Carreau (3), et qui ont transmis ou publié des chants à la même époque dans le même mouvement impulsé par Fortoul :
• Ernest Deseille (Boulogne sur Mer 1835 - 1889), écrivain, érudit, archiviste de la ville de Boulogne, auteur d'un manuscrit intitulé Gaîtés Boulonnaises conservé à la bibliothèque municipale de Boulogne où il a consigné nombre de chants. Michel Lefèvre, collecteur boulonnais récemment décédé, les a fait paraître dans diverses publications de ses recherches.
• Pierre Hédouin (Boulogne sur Mer 1789 - Paris 1868), avocat boulonnais qui a transmis en 1853 une Ronde des trois jeunes filles dans Archives historiques et littéraires du Nord de la France et du Midi de la Belgique.
• Bruno Danvin (Saint Pol sur Ternoise 1808 - 1868), docteur en médecine, historien. Il a transmis en 1852 aux Archives Historiques du Nord de la France et du midi de la Belgique, 3e série, tome III, une notice sur le carnaval de Saint Pol, avec une chanson des jours gras comportant sur un même air, des couplets du lundi et du mardi, et, sur un air différent (Les habits à la mode) des couplets du mercredi, ces derniers étant spécifiés comme modernes.
Je ne voudrais pas terminer ce tour d’horizon des collecteurs qui ont œuvré au XIXe siècle dans la région du Nord pour sauvegarder ces chansons traditionnelles, à une époque où cette culture orale était encore bien vivante, (et dont je suis fortement redevable en tant que chanteur qui interprète aujourd’hui ce répertoire) sans évoquer le cas de Joseph Canteloube (Annonay 1879 - Paris 1957), autodidacte en musique, il se lie avec Vincent d’Indy qui va lui enseigner l’écriture musicale et le conseiller pour son œuvre. Il se livre dès 1900 à la recherche et à l’histoire des chants populaires français, utilise leurs mélodies pour les harmoniser ou en imprégner ses compositions. Pour nous, jeunes gens chevelus des années 70 qui avons tenté (et pas trop mal réussi si on voit où en est cette culture musicale orale en 2014) de faire revivre cette musique, son Anthologie des chants populaires Français en quatre volume (Paris, Durand, 1949 puis 1951) était facilement accessible : on la trouvait dans toutes les bibliothèques d’établissements scolaires digne de ce nom, et on y avait accès à de nombreuses chansons, notamment pour le Nord-Pas de Calais et la Picardie. Et les premiers groupes actifs à l’époque (Marie Grauette, Mabidon, etc.) y ont largement puisé. Ce que nous ignorions à l’époque, c’est que Canteloube, pour nos régions septentrionales, s’est contenté de pomper les collecteurs que j’ai cité tout au long de cet article, sans jamais, à aucun moment, faire référence à ses sources. Il semble même s’attribuer sans vergogne la totalité des collectes. Pour terminer avec ce personnage, il développe dans son ouvrage une thématique régionaliste pour lequel il fut encouragé par le gouvernement de Vichy auquel il collabore dès 1941, ce qui finira de nous le rendre antipathique.
une veillée chant, animée par J.-J. Révillion, à l'estaminet Les Damoiselles
photo © Nadège Fagoo
Pour conclure, je voudrais à nouveau insister sur la richesse du trésor que nous ont laissé ces collectes du XIXe siècle, malgré certains défauts (la transcription en partition de ce répertoire le trahit forcément, et ne nous restitue que très imparfaitement l’interprétation et les ornementations originelles). Tous les chanteurs du milieu trad. aujourd’hui sont fortement redevables à ces collecteurs du passé, en complément avec les collectages réalisés depuis les années 1970, avec maintenant des moyens de transcription plus fidèles à l’original que sont le magnétophone et la vidéo.
Jean-Jacques Révillion
(1) Chants et chansons populaires du Cambrésis, Durieux, Cambrai 1867, a été publié sur ce blog
(2) Les chants populaires des flamands de France ont été réédités dans les annales du Comité Flamand de France, à Lille en 1930, puis à New York en 1971, et à Kemmel en 1976 (éditions Malegijs), Airs et cramignons Liégeois : réédition en 1974 par Vaillant-Carmane. Mœurs populaires de la Flandre Française : réédition par Gérard Monfort (non daté)
(3) Gérard Carreau Dictionnaire biographique des l'ancienne chanson folklorique française, FAMDT édition 1998.
(4) Ces deux chansons se trouvent sur mon premier CD Elève toi donc Belle (2005). C’est Michel Lefèvre, collecteur boulonnais récemment décédé (février 2014) qui m’avait indiqué leur provenance.
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