samedi 29 octobre 2022

La noce de Cavron-Saint-Martin, légende artésienne


Je vivrais cent ans et plus qu'il me souviendrait encore de la noce de Jean Saveux, comme il m'en souvient aujourd'hui. J'étais parti de bon matin de mon village, car je devais traverser la forêt d'Hesdin, pour aller prendre, comme me l'avait recommandé mon oncle, son vieux compère, le berger Meuron, lequel était invité à la noce. Il refusa obstinément de m'accompagner, disant qu'on ne le verrait pas à de telles épousailles, quand même on lui paierait cent doubles à la rose* ; mais il ne voulut jamais me faire connaître pourquoi. J'étais éloigné de sa maison au moins déjà de quatre Ave, quand il courut après moi et me rappela. C'était pour me remettre une petite bouteille qu'il me recommanda vingt fois au moins de ne pas quitter une minute durant tout le temps que je serai à Cavron-St.-Martin, chez Jean Saveux. Elle devait, disait-il, me préserver des embûches du malin esprit, lequel ne manquerait pas de faire des siennes.
Hélas! le vieux berger ne prédit que trop vrai, comme on le verra par la suite de cette histoire. Je ne connaissais pas le futur de ma cousine Marguerite, et quand je le vis à mon arrivée, je me sentis devenir tout triste de ce qu'il allait avoir pour femme une si bonne et une si jolie fille. C'était, je dois l'avouer, un beau garçon, mais il y avait dans ses yeux, enfoncés sous de grands sourcils, il y avait dans sa figure pâle, je ne sais quoi dont la vue faisait mal. On l'aimait peu dans le village, parce qu’il était fier de son argent, n'allait jamais au cabaret, et restait quelquefois une semaine sans dire un mot à personne. Cela devenait même cause de beaucoup de propos divers ; les uns le croyaient sous un sort, les autres, au contraire, le prenaient pour un jeteur de maléfices. Tant il y avait, que malgré les bonnes sommes et la grande ferme à trois granges qu'il apportait en dot, il s'en trouvait plus qui blâmaient ma cousine Marguerite de faire ce mariage, qu'on n'en rencontrait disant : Marguerite se marie à Jean Saveux, cela fera un ménage comme il faut. La noce se fit et tout alla bien jusqu'à l'heure de danser. Il advint alors que le ménétrier d'Hesdin , le joyeux Mathias Wilmart, n''avait pas été prévenu ; chacun se lamentait d'un pareil contre-temps, lorsqu'on annonça au marié qu'un inconnu demandait à lui parier. 
Jean Saveux, qui devisait et batifolait avec sa femme et que l'on n'avait jamais vu, de mémoire d'homme, d'une humeur si avenante, se levant en pestant contre le malotru qui le dérangeait lorsque c'en était si peu le cas. Mais à l'aspect de l'étranger qui, las d'attendre, avait pris sur lui d’entrer ; il devint pâle comme un trépassé et faillit cheoir de son haut. « J'espère que je suis le bien venu, demanda froidement l'inconnu au marié. — Vous avez le droit de l'être » répliqua Jean Saveux. Mais son visage pâle et le tremblement de tous ses membres démentaient le bon accueil qu'il s'efforçait de faire au nouvel arrivant. 
Celui-ci n'en eut cure. Il se mit gaîment à table, versa de la bière plein une corne, pour le moins de la dimension d'une bottine et la vida d'un seul trait. Après quoi, il se servit d'un jambon dont il ne laissa que les os, mangea ensuite plusieurs tartes énormes, et but en conséquence ; jamais on n'avait vu soif si sèche, ni appétit si vorace. Durant tout ce temps-là, il se faisait, parmi les gens de la noce un plus grand silence qu'à un dîner d'enterrement. L'étranger qui venait de se mettre à son aise ; croisa paisiblement les jambes, et déboutonnant son pourpoint, lequel apparamment gênait sa digestion, il tourna la tête, et vit alors Jean Saveux debout et plus pâle que jamais. 
« Eh ! Eh ! lui demanda-t-il familièrement, tu ne m'as pas encore montré ta femme, mon camarade. Serais-tu jaloux de moi ? Ventrebleu ! j'ai dans mon temps été gaillard comme un autre ; j'ai fait pécher plus d'une jolie fille ; mais autres temps, autres goûts. Tu le sais maintenant, Jean Saveux, ce ne sont point des jeunes filles que je prends dans mes filets, n'est-il pas vrai ? » Jeau Saveux, quoique à contre cœur, prit Marguerite par la main et l'amena devant cet homme étrange. « C'est une charmante créature ; tu as bon goût, Jean, excellent goût. Il est malheureux, ma foi que ce soir... Car c'est ce soir, » ajouta-t-il à voix basse et presqu'à l'oreille de Jean, qui frissonna de tous ses membres.« Mais que veut dire ceci ? continua l'étranger, sans faire attention au désespoir du marié : voilà une noce singulière. Il ne s'y trouve pas même seulement un violon. » Quelqu'un hasarda de raconter que l'on avait négligé de prévenir Mathias Wilmart, et que d'ailleurs quand on l'aurait fait, la pluie qui tombait depuis, midi lui aurait rendu impraticable les chemins de marne qui environnent Cavron-Saint-Martin.
« Parbleu! si c'est là ce qui vous empêche de danser, dit l'étranger, j'ai précisément un violon ; et sans me piquer d'être excellent musicien, j'espère bien ne pas vous faire trop regretter l'absence de Mathias Wilmart, que vous me vantez si fort. » Il sortit et revint avec un violon. Cela me surprit de la bonne façon, car je l'avais vu par hasard lorsqu'il avait frappé à la porte en arrivant, et j'en jurerais sur ma part de paradis, il ne portait pas de violon ni dans les mains, ni sous le bras. L'instrument ne pouvait être non plus dans son bissac, car il n'en avait pas.
Quoi qu’il en soit l'étranger posa une chaise au milieu d'une table, grimpa dessus, et se mit à jouer du violon comme s'il n'avait jamais fait d'autre métier de sa vie. On l'aurait pris sans peine pour un ménétrier véritable, car c était un petit homme gros et court, à mine réjouie, quoique moqueuse au dernier point. Il battait du pied, criait se trémoussait et buvait comme Mathias Wilmart. Chacun se mit en place, sauf le marié qui, taciturne et rêveur, se tenait dans un coin et voulait même empêcher sa femme de danser. Le joueur de violon s'en aperçut. « Que signifie une pareille conduite, Jean Saveux ? demanda-t-il en ricanant. C'est aujourd'hui le plus beau jour de ta vie et tu demeures là comme un hibou : allons, gai, mon camarade, en place! » Mais pour cette fois, Jean Saveux refusa d'obéir. L'étranger, d'un seul bond, s'élança sur la table et vint poser sa main sur l'épaule du récalcitrant. Aussitôt un transport frénétique de gaité s'empara de Jean, naguère encore si triste. Il se mit à parler, à sauter, à rire, mais tout cela d'une manière tellement sinistre, qu'on l'aurait pris plutôt pour un possédé que pour un homme qui devait, dans une demi-heure, se trouver dans le lit nuptial avec une charmante épousée. 
A vrai dire, la musique que jouait l'inconnu produisait une sorte de joie doulouieuse que je n'ai jamais éprouvée que cette fois-là. Je me sentais, durant la danse, mille pensers coupables et singuliers ; j'étais comme ivre ou faisant un mauvais rêve Et puis l'air que l'on respirait dans la chambre était devenu lourd et brûlant, et il se répandait de toutes parts une odeur forte, acre et suffoquante, comme celle que produit un fer rouge que l'on enfonce dans l'eau. Minuit sonna, l'inconnu mit alors son violon sous le bras, descendit de sa chaise, et s'approchant de Jean Saveux : « A présent! lui dit-il. — Encore une nuit ; rien qu'une seule nuit, demanda Jean, dont tous les membres étaient secoués d'une manière effrayante. — Non, répondit l'inconnu. — Du moins accordez-moi une heure, une heure encore... — Non, répliqua une voix sourde et implacable. — Donnez-moi un quart-d'heure ! dit encore Jean d'une manière piteuse. — Non »
« J'ai pitié de toi, ajouta l'étranger, après avoir joui un moment du désespoir de Jean Saveux ; que ta femme signe ceci et je t'accorde encore huit jours ». Jean prit un rouleau de parchemin rouge à lettres d'or que lui présentait son hôte ; mais il le rejeta avec horreur. « Alors, je vais prendre congé de la compagnie, et vous viendrez me donner un pas de conduite. » Le petit homme salua poliment chacun, et passant aimablement un bras autour du cou de Jean Saveux : « Adieu, dit-il à la mariée, ne vous fâchez pas trop contre moi si j'emmène votre amant, vous ne tarderez pas à le revoir, ma belle. » Ce ne fut pourtant que le lendemain qu'elle le revit et il n'était plus qu'un cadavre frappé de la foudre. On l'avait ainsi trouvé, après bien des recherches, gisant au pied d'un chêne de la forêt d'Hesdin. 
Quand on le porta à l'église, les cierges bénis s'éteignirent tous à la fois, et l'on m'a raconté que la fosse dans laquelle on déposa la bière fut trouvée vide le lendemain.

Le Mémorial Artésien du 3 juin 1830

* Double à la rose, monnaie anglaise du règne de Henri VIII, vers 1536. Il semble que le traducteur a oublié de remplacer cette référence à une source britannique.


Le diable violoneux par J. Sattler,
extrait des Légendes d'Alsace
de Georges Spetz


Un complément, qui n'a rien à voir : une conférence de François Etay sur le jeu du violoneux ICI


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