samedi 18 mai 2024

Le dernier cornemuseux en Flandre ?

mise en ligne le 30/7/2014
mise à jour le 12/2/2021 : ajout du décès de G Dilly, et nouveau lien bio Langlade BNF
mise à jour le 18/5/2024 : une autre version de l'aveugle de Dilly


Hubert Boone, dans son dernier livre sur La tradition de la cornemuse en Belgique nous fait découvrir l'existence d'un tableau de Georges Dilly :


Au pays flamand, l'aveugle 
collection personnelle

Ce tableau est exposé au salon de 1909, mais il n'est pas parvenu à en retrouver le lieu de conservation, il nous est connu grâce à cette carte postale. Par contre j'ai une hypothèse pour la localisation de cette scène de marché ; la tour que l'on aperçoit au fond, ressemble beaucoup à l'église St Nicolas, à Furnes. Il y a plusieurs places de marché autour de cette église : le marché au bétail, le marché au bois et le vieux marché qui ont toutes en arrière plan cette tour.

En 1906 ce peintre a obtenu à Lille le prix WICAR pour son tableau Dernière heure en Flandre :

Dernière heure en Flandre
collection personnelle

Ce prix lui permet de séjourner à Rome durant quatre années, il est domicilié 7, via del Vantaggio. Il reçoit également une bourse de voyage de l'Etat avec laquelle il visitera la Belgique et la Hollande.

On connait de lui une autre représentation d'un musicien, un accordéoniste, exposée au salon de 1908 :

Au bord d'un quai en Flandre
carte postale, collection personnelle

Peut-être s'agit-il du tableau conservé au musée de Philadelphie sous le titre Le joueur d'accordéon, à moins que ce soit un autre tableau sur le même sujet. (cf Emile Langlade)


Georges H. Dilly, auto-portrait 1909
publié dans le Nord Illustré, mars 1910
Georges Hippolyte DILLY est né à Lille le 16 juin 1874 dans la rue de La Bassée. Il est le fils d'Emile Eugène, peintre décorateur et Mathilde Flore Hennion, tous les deux nés à Lille. Son grand-père, Jean Baptiste, était ouvrier aux tabacs, époux d'une journalière, Emélie Ghesquières. Le père de Georges, décorateur de plafonds (théâtre et châteaux), lui communique très tôt sa passion pour la peinture. Georges s'inscrit à l'école Catholique des Arts et Métiers, située au bout de la rue de La Bassée, puis son père le fait rentrer à l'atelier du peintre Pharaon De Winter à l'école des Beaux Arts de Lille, où il obtient le premier prix de dessin et le premier prix de peinture de sa promotion. Encouragé par son maître et soutenu par ses parents il part pour la capitale et entre à l'école Nationale de Paris. Sa fiche matricule militaire mentionne deux adresses : en 1897 il est 58, rue de Rennes, puis en 1898 4, rue de la Grande Chaumière. Son atelier de peinture, situé rue Denfert Rochereau, est accolé à celui du sculpteur Belmondo. En 1899 il s'inscrit au Salon des Artistes Français et y obtient une médaille d'or. Après de nombreux succès il se présente hors concours aux expositions internationales de Gand en 1906, Rome en 1907 et en 1910 à Londres et Tourcoing. Entre temps il est retourné à Lille, car il signale son déménagement à l'autorité militaire le 15 juillet 1899 au 24 rue des Ponts de Comines.
Ceci pour situer le contexte de cette période pendant laquelle le peintre s'est intéressé aux musiciens populaires. La suite est dans la petite biographie écrite par Marc Wallerand.
Il est mort à Châtel-Guyon (63) le 2 mai 1941, villa La Ruche, route de Chazeron, chez sa nièce et filleule Georgette Aldebert.

Christian Declerck

source : Marc Wallerand, Georges Dilly, un peintre flamand, Chabeuil, 2003, 48 pages


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Paul Ranson a publié sur son site des Muchosas un résumé récent de ses recherches sur cette cornemuse et ces cousines régionales. Il a découvert, en 2022, un tableau inconnu de G.-H. DILLY qui avait été vendu l'année précédente sur un site d'enchères allemand. Ce tableau représente le même cornemuseux aveugle, seul, dans la rue d'un village, mais sa cornemuse est différente, elle n'a qu'un seul bourdon sur l'épaule, ce qui d'après lui la rapproche fortement de la cornemuse wallonne, la Muchosa. Merci à lui de m'avoir fait parvenir la photo de ce tableau qui, hélas, n'a pas enrichi une collection publique.


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pour compléter : cette biographie, par Emile Langlade, parue dans les années 1920, où l'on apprend que Georges Dilly était aussi musicien.




et cet article paru dans le Nord Illustré de mars 1910

 



samedi 11 mai 2024

Chansons boulonnaises de Michel Lefèvre

mise en ligne le 24/1/2012
mise à jour le 11/5/2024 : commentaire sur le collectage

Concert en hommage à Michel Lefèvre à Boulogne sur Mer

Michel Lefèvre 1932-2014
Photo : Guy DROLLET (VdN)





le concert du 21 janvier 2012
à la salle des Pipots à Boulogne sur Mer


En attendant mieux (intro) et Le Galion d'Espagne par Jean-Jacques Révillion
Lettre à Mme R... par le groupe Amuséon
Lé lulut par Marc Gosselin
La tempête dans nos mers par les Soleils Boulonnais
A nou moézon, in a tué él pourchiaux par le groupe Achteure
Le roi Léopold par la Maisnie Nostrée
L'tien d'mer et Les Kippers par Les Bons Z'enfants d'Etaples
Ne vous faîtes pas marin par Patrick Denain
En revenant de la pêche d'Islande par l'ensemble des chanteurs.

autres vidéos de ptitorf


entretien avec Michel Lefèvre
(La Voix du Nord 21.01.2012)


Michel Lefèvre sort un nouvel ouvrage sur les chansons boulonnaises du XXe siècle, à 79 printemps, il a, en quelques décennies, recueilli plus de 500 chansons.

Aux Pipots, un grand concert est organisé en hommage à Michel Lefèvre, auteur d'une quinzaine d'ouvrages sur le patrimoine culturel boulonnais (patois, musique...). Rencontre avec ce grand passionné, qui vient de publier un nouveau recueil consacré aux chansons boulonnaises du XXe siècle.

Vous n'aviez pas encore abordé les chansons de cette période ?
« Pas directement, non. Auparavant, j'ai fait un premier volume sur les chansons du XIIIe au XIXe siècle dans le Boulonnais, puis plusieurs autres par thème : les chansons de la ville et de la campagne, celles de la mer et de la marine celles du camp de Boulogne les chansons légères... Et puis les cantiques et les hymnes. »

Le XXe siècle est-il aussi riche que les précédents ?
Oui, c'est une période peut-être même encore plus riche, car, au cours des siècles précédents, des choses ont disparu et il n'est resté que le folklore. Tandis que pour le XXe siècle, on n'a pas encore fait le tri. Mon livre - de 188 pages - contient 180 chansons en français ou en patois, presque toutes accompagnées de leur partition. »

Ces textes ont-ils des caractéristiques différentes des siècles passés ?
« Non, on reprend un peu les mêmes thèmes : ils parlent beaucoup d'amour et de guerre (les deux conflits mondiaux), et puis de sujets variés comme des chansons de marins, la vie de tous les jours, le travail d'un cordier... Il y en a aussi, plutôt récentes, dédiées à des sports et clubs sportifs : aviron, football, etc. »

Quid de leurs auteurs ?
« Au XXe siècle, beaucoup de compositeurs ou des écrivains ou n'importe qui ont écrit des chansons alors qu'avant, elles étaient surtout le fait de paroliers - souvent des gens du peuple - qui écrivaient une chanson ou deux, souvent sur des musiques existantes. »

Des chansons vous ont-elles particulièrement séduit, amusé... ?
« J'ai notamment choisi des textes de Jean Jarrett ou d'Hagneré, un Etaplois qui a écrit des chansons très bien faites et pleines de vie.
L'une d'elle est pleine d'amour filial pour la nourrice qui l'a élevé une autre parle du calfatage des bateaux... Il y a aussi des petits airs qui n'ont l'air de rien et sont amusants, notamment sur la guerre (Mon petit Fridolin, Les requis, Les restaurants boulonnais, A patates, ou Sa mèche qui volait, sur Hitler). Le recueil contient également quelques textes de moi : sur la marine, la Route du poisson, les sentiments d'un chômeur, deux amants qui se baladent la nuit... Ou encore des chansons d'un jeune musicien, comme Marc Gosselin du Petit Orphéon. »

Comment avez-vous récolté les chansons ?
« Souvent directement auprès des compositeurs, sauf pour ce qui concerne la guerre où j'ai davantage réalisé un travail de collectage traditionnel certaines m'ont été chantées, d'autres me sont remontées par le bouche à oreille. J'en ai retrouvé d'autres sur des cahiers de chansons trouvés sur des brocantes ou chez des gens. Dans une maison de retraite, une dame de 90 ans passés m'en a chanté 2 ou 3, comme O Yes !, sur les relations entre les soldats anglais et les Boulonnaises durant la guerre 14-18. »

Un concert en votre honneur a lieu aujourd'hui. Content d'inspirer de jeunes musiciens ?
« Bien sûr, et fier ! Et ils ne sont pas que Boulonnais certains sont du Nord, de Fécamp, de la Somme... Certaines chansons de mes recueils ont d'ailleurs été vendues un peu partout dans le monde (...) ! »

Emmanuelle DUPEUX


Bibliographie de Michel Lefèvre :

- Chansons, hymnes et danses du Boulonnais, du XIIIe siècle aux années 1930, 314 pages, chez l'auteur, 1989
- Chansons et revues du Boulonnais, période contemporaine, 260 pages, chez l'auteur, 1990
- Chants et chansons du Boulonnais, du XIIIe au XIXe siècle, 150 pages, Association Achteure, 2006
- Chantons le Boulonnais, chansons populaires des villes, des campagnes, de l'enfance, 152 pages, Les Echos du Pas-de-Calais, 2007
- Chansons légères, des rues, des fêtes, du carnaval, des géants du Boulonnais, 74 pages, chez l'auteur, 2008

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En 1998, Michel Lefévre a participé au colloque sur la Chanson Maritime qui se tenait à L'Aiguillon sur Mer. Les actes ont été publiés en 2010 chez l'HarmattanDans son intervention - la chanson boulonnaise et la marine, sauvetage d’un répertoire - Michel Lefèvre retrace l’historique de ses recherches et collectages qu’il a fait dans la région boulonnaise depuis les années 1970. Une chanson, Au cours de cette terrible guerre, chantée par Marie-Antoinette Lamour, dite Nénette, épouse Lebas (1926-2007) et Thérèse Lamour, épouse Roux (née en 1929), enregistrée à Etaples en 1988, est présente sur le CD audio.

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Evocation de Michel Lefèvre par ses amis, entretien d'Antoine Quaghebeur pour Radio Uylenspiegel
L'Heure Maritime en mars 2019
"Une émission en hommage à Michel Lefèvre, amoureux du répertoire chanté du boulonnais et promoteur de la tradition populaire sous ses différentes formes"
Parmi les invités : Stéphane Thiriat, Jean-Pierre Ramet, Marie-Claude Bontemps et Eliane Laplace


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Les collectages de Michel Lefèvre
Bien avant son décès, Michel Lefèvre avait songé à faire numériser sa collection de cassette de collectage. Après un premier contact avec l'Echo Rural qui avait un projet de mise en ligne de ces collectages, mais qui n'a pas abouti, il a pris contact avec Patrick et Marie-Christine Bollier, à Armentières. Les K7 (deux caisses) sont du “brut de collectage” avec digression, bruit de fond, etc… ils ont trié, daté et identifié chaque interprète et plagé le tout sur une trentaine de CD audio. Cela serait impossible à faire maintenant, sans les souvenirs de Michel Lefèvre. C'est un vrai sauvetage qu'ils ont réalisés. Le travail accompli est impressionnant, il ne suffisait pas de numériser, mais pour identifier et dater ces enregistrements 6 mois de travail, avec de nombreux aller retour Armentières/Boulogne sur Mer pour interroger Michel, ont été nécessaire.
Les cassettes originales de collectage ont été déposées à la Bibliothèque Municipale de Boulogne sur Mer, avec logiquement les 30 CD que Michel avait eu des Bollier. Mais aux dernières nouvelles il semble que les CD n'y sont pas… que sont-ils devenus ?




mercredi 1 mai 2024

Félix Van Eeckhoute, joueur de rommelpot



Félix Van Eeckhoute, qui était né en 1909 à Wakken (Belgique, Flandre Occidentale, commune de Dentergem), ancien mineur [près de Lille], est réputé le dernier à avoir pratiqué le chant accompagné au rommelpot et à interpréter le répertoire dédié, composé de noëls et de chants de quêtes. Il est, à ce titre, représentatif du "temps où les adultes allaient chanter de porte à porte des chansons de quête", comme l'écrit Wim Bosmans dans la notice du disque Belgique-België, ballades, danses et chansons de Flandre et Wallonie (édition Ocora et BRT, Paris, 1981, réf. 558 594) dont la pochette est illustrée par une photographie du musicien-chanteur tenant son rommelpot. La plage 5 de la face A permet d'entendre Van Eeckhoute dans le chant de quête "Drie koningen met ene ster" qui ne fait pas partie des enregistrements réalisés par Marcel-Dubois.

la notice complète ICI avec les enregistrements réalisé à Wégimont (B)

- un chant de Noël 
- un chant de passion du Jeudi saint
- une chanson narrative 
- un chant de l'Epiphanie 
- la chanson narrative des "Deux petites soeurs" 
- un chant de Nouvel An
- un "Pot-pourri" de chansons humoristiques

et les notes manuscrites de Claudie Marcel-Dubois

dimanche 21 avril 2024

Un mariage à chabots en pays d'Artois

Ils regardent sérieusement l'objectif, ces Gaudiemprois ! Et c'est devant Constant Tétin*, enfant du pays, le fils du menuisier. Dame, ce n'est pas si fréquent, à l'époque !  Concentrés, attentifs… surtout ne pas bouger, gare à la photo floue !

La scène a lieu dans les années 1870, nous dit Eric, arrière-petit-fils du photographe, qui a eu la bonne idée de transmettre le cliché à la Voix du Nord. C'est la seule photo, à notre connaissance, qui immortalise publiquement un mariage à chabots.


La Voix du Nord  9 avril 2024


Une meilleure image, transmise à Christian, donne une vue plus large que celle publiée. Elle est élégamment légendée : "Gaudiempré - Le mardi de ducasse. On ramasse les restes"

 

collection famille Ledru/Tétin 


Au premier plan, le violoneux s'impose. Au village, ils faisaient souvent, en même temps que leur travail de paysans, manouvriers, artisans ou fonctionnaires, danser les noces, accompagnant cortèges, fêtes familiales ou villageoises... Quel âge a-t-il ? Peut-être la cinquantaine, soixante au plus. Avec sa moustache, son pantalon en gros velours c'est un homme "fait". La casquette, à visière rigide et noire,  évoque les képis mous des fonctionnaires de la IIIème République (facteurs, gardes-champêtres, sapeurs-pompiers...). Christian nous donne son nom, Narcisse Delacourt**,  sa profession ? cultivateur, cabaretier,  surtout joueur de violon, mais il aurait été aussi employé par la commune de Gaudiempré à faire les chemins. Peut-être était-il cantonnier de son état ?

 

 

Narcisse, le violoneux

et un collègue chargé comme lui d'entretenir les chemins

 

Au juste milieu, en second plan, c'est l'âne qui attire le regard. Il est monté à rebours par un homme d'âge mûr qui tient à la main une feuille, comme s'il s'apprêtait à discourir. A sa droite, cigarette au bec, déhanché, un porteur de grosse caisse pose, la mailloche à la main. 

 

La grosse caisse de Gaudiempré

et celle du Musée des Instruments de Musique (Bruxelles) 

 

Derrière le baudet et les musiciens, c'est tout le groupe qui s'impose, avec une composition en étage qu'on trouve pour les photos de mariage de l'époque. La scène est prise devant une maison, un peu en surplomb, dont on aperçoit le chambranle de porte. Le photographe a veillé à ce que tout le monde soit sur le cliché. On a peut être sorti chaises et tréteaux pour l'installer, à moins qu'il ne soit installé sur le talus longeant la maison, et sur le petit escalier d'accés qu'on devine derrière les pattes de l'âne. La chaussée est bien boueuse. Gros orage estival ? Un rateau, dents en l'air, un peu dangereux, traîne derrière le groupe ; on a peut-être, vite fait, dégagé un peu la route pour l'occasion.


Sur la gauche du groupe, 3 générations de femmes, les plus jeunes enfants à proximité. Presqu'au centre, les cheveux retenus dans une coiffette blanche, une d'elles, bravache, poings sur les hanches, semble narguer l'objectif. De l'autre côté, les hommes du village. Au tout dernier rang, derrière un garçon juché sur des épaules, un bras agite un couvre-chef en signe de liesse. Avec les hommes, les jeunes garçons qui ont quitté les jupes des mères. A la différence des petits, ils ont maintenant la tête couverte. Sans doute ont-il passé l'âge de raison, 7 ans, et reçu leur premier couteau, étape de leur cheminement vers l'âge adulte.


Enfin, plus bas, entre les musiciens et l'âne, ce sont les jeunes hommes du village. Ils ne portent pas encore la moustache, peut-être sont-ils même d'ailleurs encore imberbes même si l'un d'eux, déboutonné, arbore très sérieusement une pipe. A côté de la grosse caisse, un jeune, regard clair et déluré, parade.

Une scène villageoise qui soulève bien des questions. Devant cette magnifique photo, vieille d'un siècle et demi, on aimerait en savoir encore plus ! Tant qu'à soumettre une hypothèse, osons celle-ci : Constant Tétin, tout comme le groupe photographié, n'a pas organisé la scène au hasard. La position spatiale des uns et des autres est porteuse de sens, elle raconte un moment clé de la ducasse du village. A nous de le rechercher.


Revenons à l'âne, et à son "cavalier". Il est vêtu d'une biaude et d'un bonnet, parfaite tenue du meunier. Est-ce sa profession réelle, est-ce une tenue symbolique ? Dans la tradition populaire, le meunier est accusé de bien des défauts... Jalousé pour sa puissance et sa richesse, soupçonné de duperie, il est accusé de séduction et de libertinage ; on le sait, il pousse les femmes mariées à l'adultère et séduit les jeunes filles qu'il endort, au choix, au son de la meule ou du tic-tac du moulin. La meunière n'est pas en reste, on dit qu'elle attire les hommes dès qu'il a le dos tourné et n'hésite pas à tromper son mari. Lui, le cocu qui fait cocu les autres, est juché ici la tête tourné vers la queue de l'animal. 

 

 

Une autre façon de se promener

(Le meunier, son fils et l'âne - Ferdinand Hodler, 1888)

 

La promenade à l'âne (appelée aussi chevauchée à l'âne, asouade, asinade...) constitue une pratique infâmante, comme le charivari, ce vacarme nocturne aux portes de futurs mariés ou de nouveaux époux dont la société réprouve l'union. On la retrouve dans les modalités de justice populaire, active dans le domaine de la police des moeurs. Les archives de l'ethnologue Célestine Leroy, conservées aux Archives Départementales 62 (réponses aux enquêtes du Musée des arts et traditions populaires, courriers, notes, textes d'articles ou de conférence concernant essentiellement le Pas de Calais), permettent de mesurer la réalité de ces traditions, leurs causes et acteurs.

 

la suite


Les "compagnies de jeunesse", qui regroupent les jeunes gars, sortis de l'enfance mais non encore mariés, y occupent une place centrale. Elles ont en charge le divertissement au village avec l'organisation du cycle festif calendaire (grands feux d'automne, carnaval, quêtes, béhourdis, mise en place des mais...), mais aussi le maintien des règles du fonctionnement communautaire. C'est cette Jeunesse, qu'on trouve au premier plan de la photographie de Constant Tétin, aux côtés des musiciens et de l'âne. En âge de fumer, de porter le pantalon long, mais pas encore la moustache... Le groupe s'est très vraisemblablement dotée, comme il était de coutume, d'un RoiCapitaine, Mayeur ou Prince, choisissant le plus débrouillard, au verbe facile. C'est peut-être bien celui qui, le regard déluré, a la main posée sur la grosse caisse. "Protecteurs du marché matrimonial", tâche que leur délègue tacitement la communauté villageoise, les jeunes gars sanctionnent ce qui va à l'encontre des règles en vigueur : déséquilibre entre les classes d'âge (soupçon d'intérêt financier), attaques contre l'institution du mariage et l'autorité religieuse (adultère),  remise en cause de la prévalence masculine (épouse autoritaire ou belliqueuse, mari soumis, battu), dangers pour la transmission patrimoniale (remariages de veufs/veuves, naissances illégitime). Ces sociétés souvent héritières des Compagnies Joyeuses et sociétés carnavalesques ont fréquemment les contours des vieilles compagnies de "cornards" et de "cocus", ce qui leur confère une place ambivalente, faite de contrôle (surtout pour les femmes) et de licence. Dans notre région, c'est le cas de sociétés comme celles des Durmenés (Avesnes sur Helpe) ou des Guetifs (Pas en Artois), avec à sa tête un Roi siégeant sur son trône de grès jusqu'au début du XVIIIe siècle, punissait les maris faibles ou cocus.


Source : British Museum


A ces manifestations infamantes, des échappatoires peuvent être trouvées, en payant en particulier des amendes, des vins aux charivariseurs, façon pour le/les "coupables" de reconnaître le bien-fondé des accusations. Cet "impôt" dû à la jeunesse, pratique établie et acceptée, se retrouve dans les mesures de protection des jeunes filles du village comme "réservoir d'épouses". Dans le cas du mariage d'une fille du "pays" avec un jeune d'un autre village, la première étape de la condamnation est la pose de cordes bloquant le cortège accompagnant le futur époux, qui doit s'en acquitter, la seconde, en cas de non soumission, l'organisation d'un charivari. C'est ce qui arrive aux domiciles de deux fiancés en 1936, à Bonnières (62) et Bouquemaison (80), distantes de 8 kms. Malgré leur interdiction, les charivaris, appelés aussi bachinagecornagecasrolage, casserolade, organisés de façon nocturne, pouvaient durer jusqu'à 9 nuits consécutives. Un tintamarre avec "cymbales, coups de marteaux sur des cercles de roues de fourragères, trompes en os ou cornes de vaches, fouets, entonnoirs, bouteilles, battements saccadés de baguettes de coudriers sur une porte de grange décrochée".

Jules Breton, peintre et poête, évoque sa frayeur provoquée par un charivari durant son enfance à Courrières : "Mémère me rapportait un soir d'une maison assez éloignée où nous nous étions attardés. Les rues étaient noires, les toits se perdaient dans le ciel noir [...] Tout à coup, au détour d'une rue, éclata un tumulte inouï en même temps que j'entendais une foule passer, repasser et tournoyer à mes côtés. Nous étions au milieu du vacarme : grincements de crécelles, claquements de fouets, hurlements de trompes, tonnerre de ferrailles et de casseroles. Glacé de terreur, je me serrai de plus en plus sur Henriette. Je fermais convulsivement les yeux, fronçant les paupières, et pourtant je voyais. Je voyais une légion de diables noirs qui me poursuivaient en brandissant de longues barres de fer rouge et en poussant des ricanements féroces et d'abominables cris. Lorsque nous fûmes rentrés, j'entendis ma nourrice dire : « On corne Zaguée. » (La vie d'un artiste 1890). 

Les derniers charivaris recensés par Célestine Leroy eurent lieu à Magnicourt en Comté et à Nuncq Hautecôte en 1945, sanctionnant les relations de deux jeunes de villages différents.


Mais revenons à notre photo. Devant cette scène si posée, on peine à imaginer un tumulte assourdissant et réprobateur. Ici encore, les informations recueillies par Célestine Leroy nous permettent de mieux comprendre. A Gaudiempré, en ce troisème jour de ducasse, c'est un mariage à chabots qui a été organisé. Une manifestation qui se fait en journée, avec une place fixée par le calendrier populaire lors de la ducasse. Il ne s'agit plus d'aller la nuit au domicile bachiner ou casroler, comme on dit dans le Ternois. Ici, ce sont les musiciens qui accompagnent, avec une parade empruntant à la mise en scène burlesque. Clairon, tambour, grosse caisse, accordéon, violon ou clarinette... la musique était de la partie, faisant quitter le domaine du vacarme, propre au charivari, pour un son plus policé. Mais le fond reste le même.

"La jeunesse, qui comptait souvent dans ses rangs de "vieux jeunes hommes, avait préparé de longue date le scénario. Un clairon, le roulement de tambour annoncaient de loin le groupe carnavalesque. […] On pouvait voir un couple grotesque […]. Tantôt il s'agissait de stigmatiser un couple adultère, un mari trop sot, on remariait une femme "volage" […]. Les costumes, les silhouettes, les tics, les voix, les mots familiers, généralement bien copiés, excitaient l'hilarité du public qui s'amusait de la mascarade et les propos fusaient de la foule, faisant echo à ceux des acteurs. […] Le plus souvent la cérémonie burlesque était accompagnée d'une chanson de circonstance, composée en patois. ("Les manifestations carnavalesques du mardi de la ducasse." Célestine Leroy, projet d'article (AD62 1J590). 

Seules deux bribes de ces chansons composées pour l'occasion furent collectées,

 

"Ch'est l'mariage à chabots

Gramère, Gramère, 

Ch'est l'mariage à chabots,

Dins quéqu's mos alle s'in rn'ira cor...re

Gram...ère, alle s'in rn'ira cor..." (Avion)

 

"Mariage à chabots,

O's marira jamais, nous aut'

Nous aut' on s' marira jamais" (Hénin-Liétard)

 

Sur notre photographie, le mari du couple grotesque sautait aux yeux ! A rebours sur l'âne, dans la posture du mari qui "se laisse mener", de quoi s'accusait-il ? Le feuillet qu'il tient à la main gardera sans doute à jamais son mystère ! Et sa "moitiée" ? Où est-elle ? Levons un peu plus haut le regard, dans le juste milieu de ce groupe de villageois si bien ordonné, dans l"axe qui va du bas de l'escalier vers la porte. 



Gageons que c'est cette femme à l'allure bravache, les poings sur les hanches. Et tant qu'à faire, parions que c'est un homme grimé ! 


une communauté villageoise très organisée

Par petites touches, étage par étage, se dessine l'organisation d'une page de la vie d'un village d'Artois dans le dernier quart du XIXe siècle. Mais la photographie de Constant Tétin, et les habitants de Gaudiempré, ont encore d'autres surprises à nous offrir. 

Comme pour la ducasse, il y aura un rebond !


Agnès Martel de Coérémieu

20 avril 2024

 

à suivre


* Eric n'est pas "totalement sûr" que la photo soit de Constant Tétin, le format de la plaque photo ne correspond pas celles utilisées habituellement par le photographe, mais cette photo était présente dans son album, Constant y attachait donc une certaine importance, peut-être parce que le violoneux était un membre éloigné de sa famille (NdlR)


** voir ci-après


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Narcisse Delacourt, joueur de violon à Gaudiempré, est né à Saint Amand (en Artois) le 7 juin 1826, fils d'Auguste et Augustine Coisy, il déclare la profession de joueur de violon à son mariage à La Cauchie en 1849 avec Célina Hérissé (1821-1902), en mars 1868 il fait des travaux de cantonnier pour la commune de Gaudiempré, en 1880, date approximative de la photo, il est cabaretier, en 1898 il est cultivateur. Il meurt à Gaudiempré le 8 juillet 1903. Son fils Edouard (1850-1906) est cordonnier et cabaretier à Gaudiempré.
La relation familiale entre Constant Tétin et Narcisse Delacourt se fait par les femmes comme le démontre le tableau suivant.



Les violoneux et ménétriers, de profession, sont très nombreux dans cet arrondissement du Pas de Calais. Sur les 369 recensés dans le département (source : bases de données de Généanet), on en trouve 176 autour d'Arras dans la période 1700/1900. 
C.D.


fond de carte source : Gallica

dimanche 14 avril 2024

Les débuts de la radio à Dunkerque

 J'ai déjà évoqué ICI la première "radio pirate" dunkerquoise qui émettait en 1933, mais bien avant, Le Nord Maritime du 21 septembre et du 5 octobre 1928 nous annonce la naissance prochaine d'une radio officielle : Radio-Dunkerque !

Un gala radio-phonique offert par le Nord Maritime. Le poste d'émission est situé à l'Ecole Pratique, rue des Vieux Remparts, longueur d'onde : 200 m. Un gala prévu le mardi 9 octobre avec le concours de M. Steen, professeur d'électricité à l'Ecole pratique. On y entendra Mlle Pétrie, soprano (professeur de chant) ; M. Pelletier, ténor (du Cercle Michel de Swaen) ; Mme Wathelet, du Cercle Michel de Swaen ; M. Lagabbe, comique ; M. Marcel I., baryton, de la Jeune France et M. Rascot, comique. Ce gala n'est que le premier d'une série d'émissions qui seront diffusées les lundis, mardi et jeudi chaque semaine. Hélas, après cette annonce à la une du journal, je n'ai trouvé aucun compte-rendu de cet évènement, ce qui laisse supposer que, si le gala a eu lieu, la radio n'a pas réussi à se faire agréer pour continuer.
Il est même prévu de faire entendre le carillon relayé par Radio P.T.T. Nord dans le monde entier. Le Radio-Club Dunkerquois avait été fondé en octobre 1923.


Avec cette annonce, l'article nous donne un historique des essais de T. S. F. à Dunkerque qui remontent à 1896. Réalisés par M. Emile Fesquet (1864-1938), professeur de physique au Collège Jean Bart, qui fait ses expériences dans les salles de la bibliothèque communale, et qui les renouvelle en public en 1898 dans la salle Sainte-Cécile. La première émission par T. S. F. est réalisée en 1902 pour le voyage du président Emile Loubet en Russie. Le capitaine Ferrié a été chargé de l'installation à Dunkerque d'un poste de fortune pour correspondre avec les bateaux de guerre. Il fait appel à M. Fesquet et le poste, dont l'antenne s'élevait jusqu'au sommet du phare, y fut installé. Emile Fesquet installe quelques temps plus tard au Collège Jean-Bart, un poste de T. S. F. avec le détecteur électrolytique inventé par le capitaine Ferrié. Tous les matins les élèves prennent le bulletin météorologique de la Tour Eiffel et l'affichent à la porte du collège. La guerre arrête ces travaux, mais dès 1920 le poste à galène du collège est remplacé par un poste à lampes. En 1923, le professeur Fesquet fonde le Radio-Club de Dunkerque.


à gauche la rue du Collège
à droite la place d'Armes


lundi 8 avril 2024

Pierre Dezoteux : la conférence


Les amoureux
Juien Dupré

Pour le colloque de mars 2024 à Boulogne sur Mer, j'ai enregistré l'intervention de notre collaboratrice Agnès Martel. Elle nous présente les recherches qu'elle a faites avec Bruno Bachimont sur les liens entre 3 chansons collectées dans le Pas de Calais, diffusées sur ce blog et une chanson du répertoire de Pierre Dezoteux, cordonnier-poète de Desvres, publié en 1811 à Boulogne sur Mer.

Voici cet enregistrement, illustré de nombreux tableaux de Julien Dupré (1851-1910) peintre parisien, mais représentant le monde paysan qui n'avait beaucoup changé depuis le début du XIXe siècle. 


Pour plus d'infos sur les chansons :

Ginette Delassus : J'aïe trow bel' pair' eud' maronnes (Asso. Marie Grauette)

Alfred Eurin (1906-1989) : Quin j'allo m'ner m'vaq al' pâtur' (Asso Traces)

- Gabriel Holuigue (1903-1992) : Magrit' et Fransow (collectage de Michel Lefevre)

- le recueil de Pierre Dezoteux

Pour télécharger la chanson avec le glossaire c'est ICI

Coeremieu

Compléments :

Parmi les 340 souscripteurs du recueil de poésies de Pierre Dezoteux, j'avais noté un certain Legay-Fayeul, précisant n'avoir pu établir une relation certaine avec Louis Fayeulle, menuisier boulonnais. 

L'orthographe des 2 noms pouvait paraître éloignée, mais les patronymes étaient fréquemment sujets à différence ou erreurs dans l'état-civil de l'époque. Louis Fayeulle aurait pu être souscripteur du recueil de Pierre Dezoteux. Un peu plus jeune que Pierre Dezoteux, né en 1764 à Boulogne sur Mer où il décède en 1854, il écrivait lui aussi. On lui doit notamment un recueil de poésies imprimé en 1829.
On dit de Louis Fayeulle qu'il était en relation avec Pierre-Marie Debacq (1778-1861), tailleur-fripier à Calais  et poète, auteur de Mon habit d’Arlequin, imprimé en 1828. Debacq, lui, apparait sous son nom accompagné de sa profession dans la liste des souscripteurs du recueil de Dezoteux. 

Mais les recherches apportent petit à petit des réponses : Christian a établi la généalogie de Legay-Fayeul, qui permet d'écarter maintenant tout lien de parenté avec le poète boulonnais. 

Agnès M.



Jean François Marie Legay, marchand de bois, naît à Boulogne sur Mer le 7 novembre 1765 et y meurt le 10 février 1833, il épouse Charlotte Pélagie Fayeulle à Pernes les Boulogne le 5 novembre 1806, où elle est née le 11 mai 1781, elle est morte à Boulogne le 15 février 1833. Elle est la filleule de Charles de Campagne, maître de camp de cavalerie, seigneur de Godinctun, et Pélagie Guilbert épouse de François Leporcq, lieutenant colonel d'infanterie, écuyer, seigneur de Champar. Du beau monde ! qui laisse supposer un statut social aisé, mais Jean-François Legay est journalier à son décès à l'hospice de Boulogne et je n'ai pas trouvé de lien familial entre son épouse et Louis Fayeulle, poète et menuisier.
Christian D.